Casey était dans un sale état. Certains auraient même dit qu’il était foutu, une jambe déjà dans le corbillard, vêtu du complet trois pièces dominical et prêt à se faire fourrer six pieds sous terre avec pour seule homélie une pelletée de boue. Pourtant, Casey continuait toujours à marcher, le pantalon noir de sang, la chemise en lambeaux, le visage tellement croûteux qu’on l’aurait dit creusé par la petite vérole. Casey, il savait à peine lire, mais lorsque son œil droit (le gauche avait été poché par un gnon qui aurait pu assommer un bœuf et ressemblait maintenant à un gros champignon) aperçu la borne kilométrique, il comprit que la salvation n’était pas loin. Non pas que Casey voulait ou croyait vraiment en l’absolution, il s’était endormi trop souvent sur les bancs de la paroisse pour ça, mais ça lui réchauffait quand même le cœur comme qui dirait. Le bled, dont le nom reste imprononçable même pour les gens du cru, était plus très loin. Si Casey avait eu la vision moins troublée par de gros caillots sanguins rouges comme l’intimité d’une femme, il aurait même pu distinguer le clocher de l’église sur la place et la mer au loin. Mais, il voyait pas plus loin que la pointe de ses bottes achetées pour une livre de beurre au vieux Fergus. Et les grosses flaques de sang qu’il laissait derrière lui et qui gonflaient sous la chaleur jusqu’à éclater sur le macadam noirci par le soleil. Casey avait la mâchoire brisée et sa bouche pendait presque sur son menton, formant un angle étrange par rapport au reste de son visage tuméfié. Probable aussi qu’il avait bien deux, voire trois, côtes fêlées ainsi qu’un trou de la taille d’une noix en travers du torse. Il avait mis son doigt dedans, mais ça avait pas empêché le sang de gicler comme un geyser. Il avait eu l’impression de saigner le cochon, sauf que maintenant c’était lui le porc. Sans parler de ses cheveux qui lui collaient le nez et les joues, tout gras et comme luisant de crasse et qui venaient lui chatouiller le dos. Et cette pellicule de sueur qui coulait le long de ses bras, il pouvait presque en sentir l’odeur. Pourtant, il en marchait pas moins sur la nationale qui coupait le comté en deux, de manière bien propre et rectiligne. Comme si le doigt du bon Dieu il s’était posé juste là, sur cette route tellement grossière qu’elle en finissait par ressembler à une grosse chiée noirâtre au milieu d’une terre si aride que tout ce qu’on avait pu en tirer ça avait été des larmes et des regrets. Et voilà que lui, Casey, fils de Casey et de Mary, petit-fils d’Henry, il la parcourait à moitié mort, l’estomac aussi creux qu’un bovin dévidé, le corps rosi par un coup de chevrotine qui avait bien faillit l’envoyer brouter l’arrière-train du Seigneur à la petite cuillère et la panse couverte de sang. Alors, il repensa à tout un tas de choses tandis qu’il continuait à tituber sur la route et il se dit que voilà, vu la donne qui franchement jouait pas en sa faveur, on aurait même pu dire qu’il tenait la plus mauvaise main de toute sa carrière de joueur de poker, le mieux était encore de couper la poire en deux, et de se prendre une dernière cuite avant de s’envoler vers le meilleur des mondes dont parlait le révérend. Casey ne s’imaginait pas le paradis comme un hammam géant où soixante-douze vierges l’attendraient nues comme Eve avant qu’elle croque sa golden, mais ça vaudrait probablement mieux que de continuer à traîner son cul sur du goudron tellement chaud qu’il en collait aux bottes comme du chewing-gum fondu. Lorsque Casey atteignit le bar, il voyait déjà double depuis longtemps, malgré son seul œil valide. Il poussa la porte et se dit que foutre Dieu, ça faisait une sacré paye qu’il s’en était pas jeter un dans les règles de l’art. Alors, il souleva une jambe puis l’autre, et à chaque fois il devait se retenir de pas beugler « merde de merde de merde » tellement il avait mal, tout lui tournait sans dessus dessous et il s’en fallu de peu qu’il se retrouve la gueule au ras de la moquette entrain de s’envoyer un gros méchoui poussiéreux. C’est dans cet état que je le récupérais, alors que sa main tentait d’agripper le comptoir et que du sang commençait à lui sortir par les oreilles. Il se hissa tant bien que mal sur un tabouret, le visage violet et aussi congestionné que le cul d’un constipé, et me regarda bien droit dans les yeux. Il commanda une bière et une bouteille de Jack Daniel’s, et sa voix elle tremblait même pas, elle semblait parfaitement accordée à l’état de dégradation générale qui lui gangrenait le corps. Il cracha une dent comme une huile sort un gros billet de son larfeuille, plus pour la frime qu’autre chose. Sans doute il pensait que la petite souris allait lui échanger son chicot contre une tournée à ses frais. Si vous voulez mon avis, il se foutait le doigt dans l’œil jusqu’au trou du cul. Il siffla sa bière et ça lui ressortait par la poitrine, ça coulait sur le zinc, une sorte de liquide dégueulasse, à la couleur mi-sang, mi-pisse. Alors, il débouchonna le whiskey, je sais toujours pas comment vu l’état de sa bouche qui lui arrivait presque aux genoux, et après s’en être enfiler une rasade à vous ressusciter une érection chez un septuagénaire, il s’en aspergea la figure et le torse, ça lui coulait dessus de partout et je veux bien me faire fourrer comme une dinde aux marrons un soir de Thanksgiving s’il avait pas tout le corps qui fumait. On aurait dit un moine bouddhiste qui vient juste de s’immoler. La bouteille entière y passa tandis qu’il dégoulinait d’alcool et qu’il empestait l’orge à plein nez. Puis, il me demanda une cigarette, parce qu’il fumait toujours quand il buvait une bière ou après une journée de travail. J’en allumais une que je lui tendis, de peur qu’il s’enflamme et foute le feu à mon établissement, qui en ce moment n’avait vraiment pas besoin de ça, pas depuis que j’étais convoqué au tribunal pour proxénétisme et insalubrité des locaux. Il la fuma comme s’il en goûtait tous les goudrons et que ses poumons butinaient la nicotine. De gros rouleaux grisonnants roulaient hors de ses narines ecchymosées. J’en allumais une à mon tour, plus pour meubler le silence que par envie. Depuis trente ans que je tiens ce bar, j’ai remarqué que lorsque quelqu’un s’envoie cigarette sur cigarette c’est plus pour tenir le coup face à la solitude qui lui tord les boyaux que par addiction. Mais c’était pas le cas de Casey. Il fumait encore par plaisir, ou peut-être qu’il savait déjà que c’était la dernière cigarette de sa vie, alors il en profitait et pompait dessus avec toute la méticulosité et la rigueur d’un orfèvre. Moi, je disais rien, je m’en tenais à ma cigarette, aussi fidèle au cancer qu’une sentinelle de Buckingham Palace. Au bout de dix minutes ou de dix ans, mais je parierais plutôt pour dix minutes, la tête de Casey heurta violemment le comptoir et ses cheveux trempèrent dans le whiskey. Je croyais sa dernière heure venue, ce qui était déjà un miracle lorsque je le regardais, mais il se redressa et commanda une nouvelle bière. Je crois qu’il voulait se faire sauter le caisson à grands coups de pintes, et s’envoyer en l’air aussi sûrement qu’un gosse du tiers-monde sur une mine anti-personnelle. Quoi qu’il en soit, je tirais sur la pompe en faisant tourner doucement le verre pour éviter un surplus de mousse. Mais Casey, et je l’aurais parié, il s’en foutait bien qu’il y ait de la mousse ou pas, tout ce qui l’intéressait c’était le houblon. Il la descendit de nouveau, l’air imperturbable, déjà à faire de l’auto-stop pour l’au-delà. Je crois pas me tromper en affirmant que le Casey il croyait qu’il irait directement au paradis, sans passer par la case Saint Pierre et la fouille annale obligatoire du plan Vigipirate. Mais lui et moi, on était taillé dans le même bois et pour des gars comme nous, y’avait que l’enfer au bout de la route. Moi-même je pratiquais l’inceste avec ma sœur depuis dix ans, j’envoyais sur le trottoir de jeunes blondinettes soviétiques qui pensaient encore que le communisme se résumait à une tournante collective et stalinienne au fond d’une cave et j’avais pas passer la serpillière depuis au moins deux ans. Autant vous dire que je ne me faisais pas d’illusion sur mon sort et que le diable n’attendait que des enculés dans mon genre pour la rumba de l’éternelle damnation. Mais Casey, lui, il avait encore l’espoir de s’asseoir à la droite du Père et de lui tendre une feuille de PQ pour s’essuyer le saint fondement. Mon analyse vaut ce qu’elle vaut, après tout je suis jamais aller à l’université et l’école me bottait pas vraiment, mais je pense qu’il y avait encore des restes religieux dans l’épave Casey, qui lui collaient à l’âme comme des morpions au bas clergé. C’est peut-être pour ça qu’il commençait à s’en aller le sourire aux lèvres. Je lui proposais une nouvelle cigarette, qu’il refusa. Peut-être bien que sa vie valait pas grand chose et que c’est pour ça qu’il s’y accrochait pas trop, peut-être que s’il additionnait toutes les années qu’il avait passé à fouler cette terre il obtenait un résultat négatif, j’en sais rien, mais il avait pas l’air de se chier dessus à l’idée que maintenant il fallait monter en voiture et se tirer fissa. J’ai jamais vu une mort plus digne, et Dieu seul savait que j’en avais vu des hommes entrain de crever, parfois même de ma main. Casey tomba tout doucement de son tabouret et s’effondra de tout son long par terre. Son verre était vide. Je le rinçais et l’essuyais, l’astiquant à m’en faire saigner les doigts, puis je le rangeais sur l’étagère.
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