Bribes de zinc (textes & dessins)

©Laure MATHIEU
 
Les bistrots sont menacés. En un peu plus d’une trentaine d’années, leur nombre a dangereusement chuté, passant de 200 000 dans les années 70 à 50 000 aujourd’hui. Le troquet est en péril, à tel point que le Sénat tire la sonnette d’alarme et entend lancer un grand plan de sauvetage national. Un seul mot d’ordre : à la rescousse !

Le bistrot, kézako ?

Si les sociologues fustigent le déclin et la disparition du bistrot, c’est qu’il est un lieu d’échange social par excellence. Au même titre que l’église, la poste ou la Maison de la Presse. Le bistrot est un espace de passage, de transit, où la rencontre se fait autour d’un café ou d’une mousse, où le lien social se crée autour du zinc ou derrière le flipper. Il est cette zone tampon bien délimitée qui permet aux individus de socialiser, c’est-à-dire d’aller aux devants des uns et des autres ou, à tout le moins, de faire corps avec le groupe. Zone tampon, car le bistrot se tient entre le collectif et l’individuel, il est une sorte de bastion abritant le citoyen anonyme et le client lambda, l’habitué de la première heure ou le pilier de la dernière. Qu’on y soit seul ou à plusieurs, le troquet est un avant tout un carrefour social, à la croisée des chemins entre soi et autrui. Car le bistrot est à la fois ouvert sur le monde tout en étant replié sur lui-même. On peut y suivre la marche des événements, les rebondissements de l’actualité, le passage des heures et le méli-mélo incessant des vies qui vont et viennent. Ou l’on peut se contenter de taper le carton, de lire le journal, de descendre sa mousse, indifférent à ce qui se passe de l’autre côté de la porte d’entrée. Quelle que soit l’attitude choisie, elle n’est jamais possible que par rapport à autrui. Que le bistrot soit un cocon, une halte, un relais ou une seconde maison, il permet de réunir le temps d’une consommation des individus que tout ou rien ne lient entre eux. La disparition de ce lieu symbolique n’est pas une simple menace commerciale ou économique, elle est bien davantage une menace humaine et sociale.

Collectivement seul

Après les bureaux de poste, les petits commerces, les tribunaux et hôpitaux de « proximité », le bistrot est le prochain sur la liste des espaces sociaux en voie de disparition. De quoi s’interroger sur le devenir de certains villages de France où, habitations mises à part, il ne reste... plus grand-chose. Dès lors, le village s’habite plus qu’il ne se vit, on le quitte à huit heures du matin pour le retrouver à huit heures du soir. Douze heures de temps mort où ce dernier est figé à même la pierre, loin de toute présence humaine pour le tirer hors de sa léthargie. On répondra que ce constat vaut davantage pour la campagne que pour la ville. Rien n’est pourtant moins sûr. Car à la ville aussi, la fermeture des bistrots représente un danger.  Danger de ne plus pouvoir s’extraire du cours du monde le temps d’un café ou de l’apéro, danger de ne plus disposer d’un lieu bien défini qui ne renvoie à aucune sphère bien délimitée de la vie sociale (de l’intime à la professionnelle), danger, enfin, de troquer la mixité et la diversité pour la hiérarchie et l’uniformité. Le contact social se ferait alors uniquement dans les lieux publics, les transports en communs et la rue. Autant d’espaces intermédiaires qui sont des jalons obligatoires plus que des destinations ou des escales choisies. Et de s’interroger sur un drôle d’avenir qui commence déjà à s’esquisser. C’est sans surprise qu’il emprunte au réseau son architecture : des individus reliés en permanence les uns et aux autres derrière l’écran de leur solitude. À quand un rendez-vous au bistrot virtuel, autour d’un café ou d’une mousse de pixel, accoudé à un comptoir logarithmique, entouré de quelques bons vieux avatars avec qui trinquer à la santé du Dieu silicone ? Celui qui a offert à l’homme sa plus grande fierté : celle de vivre libre tout en étant prisonnier.
©Laure MATHIEU
 
Ouverture

7h30. Deux hommes partagent un demi de bon matin, à petit feu. Ils n’ont l’air ni alcooliques ni grisés, engagés dans une conversation passionnante. Une femme, lunettes, rondelettes, commande un café en feuilletant Metro. Elle ne mange pas son biscuit.
La patronne rentre à son tour. D’âge mûr, cheveux châtains teints en blond, les allez-retours continuent : un petit vieux s’assied, accompagné d’un demi et d’un journal gratuit.
Jeremy et Dash parlent à un homme qui porte un bonnet et une demi-barbe. C’est homme est Frédéric, un italien, mais je ne le rencontrerai que dans quelques minutes. Le petit vieux, un habitué, va derrière le comptoir pour emprunter du sopalin à la patronne. Pourquoi ? Je mets une minute à comprendre. Coutume ou moment qui sort de l’ordinaire ? il plie soigneusement le sopalin en 4, et le dépose sur son verre de bière. Puis il s’achemine aux WC. La patronne met nos cafés sur un plateau. Le patron s’affaire à rincer des coupelles.
Le néon rose qui trône au dessus du bar insuffle à l’endroit une ambiance de nuit continue, un air de Folies et de Pigalle, même de si bon matin. Le petit vieux, qui a généreusement pris son temps, s’en revient. Il se mouche dans le sopalin, avant de lentement grignoter son biscuit. Le demi arrive à sa fin. Il est 8h. Il se lève.

8h15. Il s’est rassis, avec un demi. Un jeune, Reebok classic, les yeux bleus, les joues un peu creusées par la fumette, une queue de cheval, discute avec le patron. Lui aussi se déplace librement derrière le comptoir. C’est le barman mais ça aussi, je ne le sais pas encore.

 ©Laure MATHIEU

Dragan, serbe, un passé sur fond de guerre:

Par adaptation, je suis français. 45 ans que je suis là. Depuis 64. Beaucoup de mes compatriotes vivaient ici avant, environ 80,0000.Un autre yougoslave passe dans la rue et lui serre la main. Quand on est à la retraite, on sait pas toujours quoi faire. J’ai 72 ans.
Je me souviens encore des russes quand ils ont traversé le Danube. J’étais gosse, dans une petite ville à côté de Belgrade. Les petits ramassaient les feuilles par terre. C’est comme disait ce général allemand : ce sont les russes qui nous ont vaincu, pas les Américains.
A l’école je lisais beaucoup d’auteurs français, j’étais obsédé par Paris. Je suis venu. J’étais peintre du bâtiment, maintenant… je lis le journal. Je me promène l’après-midi. Avant, en lisant, les images me venaient en tête. Je dois devenir sénile. Il rigole. Je viens tous les jours ici.
Je retourne en Serbie tous les étés mais la vie est monotone là-bas. Bien que je ne sorte plus trop ici.
Tous les jours, un café au lait et un verre d’eau.
Je regardai une émission sur Gainsbourg. Il était, comment dire ? Génial, oui. Un intellectuel complet. A une époque, je collectionnais les tableaux de peintres yougoslaves. Je suis tombé par hasard amoureux de peinture. Connaissez Irvingstone ? J’ai lu son livre, une biographique sur Van Gogh et son frère Théo. Cinq fois, dix fois, je ne sais plus. Avant, je regardais le ballet. Maintenant, ça a changé. Ça devient abstrait… Maurice Béjart. La qualité des films baisse aussi, ce n’est plus Delon, Godard, Belmondo… des mauvais scénarios.

Je travaillais avec un Sicilien avant, dans le bâtiment. Il me racontait toujours, lorsque les soldats américains ont débarqué en Sicile. Ils mangeaient du chocolat en éclatant de rire. Les gosses du village leur ont demandé un carré.
Le soldat casse un bout, et le jette dans la mer. Et tous les gosses nagent dans la mer pour le chercher. Un geste idiot. Ça lui est resté pour la vie.
En 79, Breschnev, il y avait une solidarité sans égal en Yougoslavie. C’était comme une famille, on se prêtait tous de l’argent. Je me suis marié à une russe, j’ai appris à parler. Après la Perestroika, les jeunes ne voulaient que des dollars, des petits trafics. Plus de solidarité. Le capitalisme est rentré chez les gens ordinaires.
Au chantier, les ouvriers gagnaient 80 roubles par mois (13 roubles = 100 FF). Alors qu’un médecin en début de carrière gagnait le double, 160 roubles. Une femme au chantier pouvait gagner 200 roubles par mois. Et en Sibérie, un ouvrier pouvait gagner 1500 roubles en un mois. Il pouvait s’acheter une bagnole en trois mois. Les mineurs gagnaient bien leur vie. C’était quelque chose d’inexplicable.
De notre côté… soupir… alors que de l’autre côté, il y avait Youri Gargarine, la plus haute technologie.
Tu connais Andropov ? C’est le vrai père de la Peretroiska. Dans la nuit, quand les marchands ont appris la nouvelle, ils ont tous sortis ça de leur cave. Le lendemain, tous les magasins étaient pleins ? Que voulez-vous, la corruption, ça existe partout. Dans n’importe quel système. On peut pas changer le monde.
Et Krushschev a réhabilité les Tchétchènes. Staline les avait envoyé en Sibérie. Mais les mémoires restent. Les nouveaux riches russes par exemple, après la révolution d’octobre. En 1906, ou 16, l’armée rouge a tiré sur les pauvres qui se révoltaient à Saint Pétersbourg pour manger du pain. La haine est restée depuis.
A Paris, j’ai rencontré des russes. Je suis allé cherché de l’alcool en pharmacie, et on est allé à leur hôtel, à Châtelet. Ils ont mélangé ça avec du Coca. Du Coca !
En Russie, il y a un monument, à trente kilomètres de Moscou. On peut y lire « Les allemands sont venus jusqu’ici. » Comment ? L’armée rouge se battait entre elle, entre les russes et les biélorusses, partisans du Tsar. Les allemands sont passés à travers. Un médecin qui a fait la guerre m’a dit : leur commandant leur donnait un demi-litre de vodka. Après, ils partaient à la guerre.

Michel, lumière

Michel. Une rencontre, au détour d’un miroir. D’abord, un regard. Qui se prolonge. Un hochement de tête en guise de reconnaissance. Puis un sourire. Et il me rend le plus grand sourire du monde, et serre les poings ensemble. « Tu as de la classe. » Il me serre la main longuement.
Trop, peut-être ? Mais c’est sincère. Il me le répète. « J’ai été ému. » Il m’a vu il y a quelques jours, dit-il.
Les yeux bleus. Un nez allongé. Un sosie de Vladimir Poutin, si celui-ci avait étudié le ballet plutôt que le KGB. « Il faut garder vos larmes pour ceux qui en ont plus besoin » dis-je. Frustration paternelle me dit-il, cet homme à la retraite.


 ©Laure MATHIEU


« No country for old men »

Il y a de la tristesse dans ses yeux, dans la façon dont il regarde le fond de son verre, jaune comme son regard. Petit homme chétif à la moustache grimaçante, tu bois ton canon avec dignité, celle d’un petit gars à qui la vie ne la fait plus. Accompagné d’un café, ton dé à coudre de calva posé sur le comptoir, tu parles, mais personne ne t’écoute. Ton histoire est trop connue ici, tu nous l’as rabâchée autant de fois qu’il y a de saisons dans une éternité. Tes lèvres n’en bougent pas moins et les mots tombent un à un de ta bouche, vide de sens, plein de silence. Tu ne t’effondreras pas. Jamais. C’est ta noblesse. La boisson cogne, mais tu tiens bon. Accoudé dans les cordes du zinc, tu ne flanches pas, tu encaisses. Ton ivresse n’est pas un spectacle, c’est un poison qui te frappera la nuit venue. Lorsque tu seras seul. Entre-temps, tu bois et palabre. Un sourire illumine ta moustache. Un bien beau et triste sourire. Que plus personne ne voit. La nuit, toutes les moustaches sont grises.

« Richelieu, socialiste ! »

Penché au-dessus de son café, il griffonne dans les marges de son livre. Coups de feutre noir sur pages blanches. Ses notes sont illisibles. Peu importe, elles ne le concernent que lui. En revanche, il n’est pas avare de paroles. Le voici prêchant comme le prophète sur son étal, diatribe que personne ne parvient à suivre, sauf lui. Quel est le fil de ses paroles décousues, qui mêlent dans la même phrase Vichy, Richelieu et Daniel Sibony ? Peu importe, elles ne sont pas faites pour être comprises, il ne parle que pour lui-même, bien qu’il affirme le contraire. Le petit doigt de sa main droite s’agite à mesure que le débit s’accélère. De plus en plus vite. Les mots s’entassent pêle-mêle les uns derrière les autres. Puis c’est le dénouement, la chute d’un raisonnement incompréhensible, mais qui va pourtant se clore d’un instant à l’autre. Et le petit doigt de palpiter comme un cœur essoufflé. L’homme s’arrête enfin, aspire une goulée d’air et son doigt retombe à côté de son auriculaire, inerte. C’est fini.

Ambiance

« Annnggggiiiieeeee…. » C’est Mick qui chante. Avec Keith à la guitare, derrière. Une clope au bec, son bandeau de corsaire autour du front, Keith gratte et Mick plane. Ambiance de début d’après-midi. Les ventres sont tendus, les lèvres lippues, les yeux à moitié fermés. L’estomac fait son travail. Acides qui dissolvent une portion de frites mayo à grand renfort de café noir. « What else ? » demanderait Georges. Glou glou, camarade. La guitare n’a plus de cordes. Keith n’en joue pas moins les accords dans ma tête. Douce musique de fin de régime. Sucre, sel, calories et graisses saturées. Deux mains sur la panse, une jambe repliée sous la banquette, l’autre étendue en travers de la table. Je m’endors. Et Angie cours toujours. Je la laisse à Keith et Mick. J’ai trop mangé.
Haïkus, baby ?

Trois petits verres et puis s’en va
Le pichet n’a d’anse qu’un seul bras
Alors danse dans ses bras, Dame Calva

Café noir, sans sucres
Et miettes de spéculoos
Le marc a parlé, mais c’est un secret

On juge la qualité d’un café à ses WC
Ainsi parlait JC un soir de biture
Alors autant pisser sur le bitume

Lampes en vesse-de-loup
Et vestes en zébu d’Alicante
Le zinc a des écailles d’hippocampe

Une rose dans une pinte
Le houblon est une fleur

s