Friday, November 30, 2007

Elle


Malgré la pluie, Cole Green remit son chapeau. Son veston de demi-saison était trempé et ses cheveux normalement hirsutes pendaient maintenant le long de ses joues, comme des fleurs fanées. Il pataugeait dans plusieurs centimètres d’eau saumâtre et le bout de ses chaussures avait disparu sous une épaisse de couche de boue. Grâce à la pluie qui s’abattait sur le petit cimetière de Norfolk, personne ne vit que Cole Green pleurait. Ses larmes demeurèrent tapies dans l’écrin de sa douleur tandis qu’elles se confondaient avec l’eau qui dégoulinait de son visage. Cela faisait vingt-sept ans et huit mois qu’il n’avait plus pleuré, même si à cet instant précis Cole Green ne s’en rendait pas compte, trop occupé qu’il était à chasser ses démons dans ces régions inhospitalières que l’on nomme regrets.
À peine aperçu t’il le corbillard qui remontait l’allée, avec à sa tête le prêtre dont la chasuble traînait sur le gravier. Ce dernier n’eut pas un regard pour Cole Green dont la silhouette se découpait à travers le manteau de bruine, légèrement en retrait par rapport au convoi. Il continua à avancer, le corps ballotté par des trombes d’eau, sa bible bien abritée sous la soutane et traînant dans son sillage une petite procession composée d’une dizaine de personnes. Cole Green rejoignit la queue de la file, derrière un couple dont le parapluie semblait sur le point de se briser. Il chancela un bref instant, la main appuyée sur le cœur, mais se rattrapa tellement rapidement qu’il douta presque de ce qui venait de lui arriver.
Sa conscience le torturait depuis deux jours, depuis qu’un matin il avait trouvé le faire-part sur le palier de sa porte. Il avait à peine parcouru les premières lignes, reconnaissant l’écriture incurvée en pattes de mouche de son père, que l’émotion s’était diffusée en lui comme de l’arsenic coupé au cyanure. Il s’était effondré sur le pas de sa porte face au facteur qui remontait sur sa bicyclette, et sa tête avait heurté le parquet de son deux-pièces, tandis que sa main lâchait l’enveloppe déchirée, qui s’envola et disparue au coin de la rue. C’est alors qu’il réalisa qu’il avait beau pratiquer la mort, il ne la connaissait qu’à peine, comme si durant toutes ces années où il avait cru l’apprivoiser, la maîtriser même, elle l’avait dupé et s’était moquée de lui, l’éconduisant jour après jour pour un autre dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Et voilà qu’elle se rappelait à lui, par l’intermédiaire d’une missive cachetée à son nom, dont les armes et le blason se découpaient bien clairement dans le petit jour frileux.
Il se remémorait cet instant lorsque le prêtre ouvrit la bouche et entama son sermon, bien qu’il ne l’entendît pas à cause de l’averse. Il demeurait caché derrière le tronc d’un chêne, ses ongles grattant l’écorce centenaire tandis qu’il s’affaissait entre les racines de l’arbre, le corps prostré en deux et secoué de hoquets. Il se demandait si vieillir se résumait à accumuler les coups de pelletées sur les corps de ceux qu’il aimait et si à la fin il resterait quelqu’un pour faire la même chose sur sa propre dépouille, s’il resterait quelqu’un pour l’aimer. Cole Green pensait qu’il finirait seul, rongé par l’alcool ou la haine, incapable de bouger dans une vieille robe de chambre élimée dont les peluches serviraient de festin aux mites, tandis que son dentier le narguerait du fond d’un verre d’eau.
Il comprit qu’il était acculé, étranger à sa propre vie dont le destin lui échappait complètement, et incapable de maîtriser son existence dont il apercevait pour la première fois les miettes. S’il devait comparer ce vaste foutoir qu’il fallait bien appeler sa vie à quelque chose, il le comparerait à un quignon de pain noir et rance, qui craque sous la dent et pique la langue, sans jamais nourrir son homme.
Il apercevait sa mère recroquevillée dans sa robe noire, celle des « petits soirs » comme elle disait, et il savait qu’il aurait dû être à ses côtés et serrer sa main très fort dans la sienne en lui murmurant à l’oreille je suis là ma petite maman, tout va bien, ne t’en fais pas ma petite reine. Mais il en était incapable, infoutu de descendre du piédestal de sa douleur qui l’obligeait à rester perché au-dessus de sa petite mère, en proie à tous les tourments qui lui rongeaient l’âme et il la voyait presque s’effriter entre ses doigts comme de la sciure. Elle, l’héroïne de son enfance, la nymphe de sa jeunesse, il l’abandonnait face à ce grossier cercueil sur lequel la pluie venait s’effondrer. Car Cole Green avait honte de ce qu’il était devenu, honte que sa mère voie ce visage qui ressemblait tant au sien, avec ses deux pommettes sous les joues que tous deux partageaient, c’était leur secret de chair, leur ressemblance que le temps ne faisait qu’accentuer année après année. Et s’il pouvait encore rire, ça n’aurait pas été son rire, mais le sien à elle qui aurait résonné à ses oreilles, et alors il se serait fait sauter la cervelle. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et passer sa main dans ses cheveux parsemés de fils blancs, tout comme elle le réconfortait quand il était petit, et lui dire ma petite maman, je suis là maintenant. Mais il était là-haut, au pied du chêne entrain de pleurer à gros bouillons et elle, elle était en bas, face au curé dont il n’entendait pas le sermon. Et entre eux deux, il y avait des dizaines de croix qui se dressaient face au ciel et de la boue qui coulait entre l’herbe trempée et les tombes de basalte, et toute sa vie, à lui.
Cole Green arriva à la conclusion que jamais il ne pourrait descendre rejoindre sa petite mère, que jamais il ne pourrait déposer sur le cercueil la rose qu’il avait acheté, que jamais sa petite mère ne se pencherait sur sa propre carcasse et que jamais lui-même n’aurait le courage de l’habiller de sa robe des petits soirs lorsqu’elle mourrait. Il y avait trop de choses à dire et tellement à faire pour rattraper le temps perdu, trop de gestes à effectuer et de mots à prononcer, qu’il n’aurait pas assez d’une vie pour y arriver. Il pensait à toutes ces choses dont ses épaules ne pouvaient porter le poids, ces choses lourdes et tellement graves que tout homme doit regarder un jour bien en face et lui ne pouvait s’y résoudre, il avait le regard fuyant.
Alors, en l’espace de dix secondes, Cole Green vieillit de dix ans, et c’est un vieillard au dos courbé, comme si la misère du monde entier reposait sur sa moelle épinière, alors qu’il ne s’agissait que de la sienne, qui se releva lentement. Il avançait prudemment sous l’averse, comme si ses pas cherchaient à éviter la terre meuble qui fuyait sous sa semelle. Quiconque l’aurait aperçu lui aurait donné soixante-dix ans passés, alors qu’il n’en avait que cinquante-cinq à peine. Son chapeau tout comme sa vie s’était envolé depuis longtemps et un chat se pavanait maintenant entre les tombes coiffé de ce couvre-chef tandis que sur ses joues ridées plus une larme ne coulait. S’il s’était retourné, il aurait vu les yeux brillants de sa petite mère qui contemplait ce fils chéri qui aurait pu être son père, alors qu’il s’éloignait en boitillant, tirant derrière lui amertume et rancœur.
C’est ainsi que Cole Green disparu pour toujours de la surface de son existence, le jour de l’enterrement de sa mère, balbutiant à qui voulait bien l’entendre qu’elle ne pouvait pas être morte puisqu’elle était en face du curé dans sa robe des petits soirs et qu’il n’avait qu’une envie, c’était de descendre la rejoindre et serrer sa main très fort dans la sienne en lui murmurant à l’oreille je suis là ma petite maman, tout va bien, ne t’en fais pas ma petite reine.

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