Monday, December 11, 2006

Le Vieil Homme et la Bière (Reprise Blog 3)



La chope roule sur le zinc. Mille bulles foisonnantes dans l’étuve d’un verre jadis chauffé à blanc et façonné par les doigts noueux du maître verrier. La forge qui crépite, le verre qui se ramollit ; la canne d’ivoire dans laquelle l’artisan souffle pour le faire gonfler, la bulle qui s’étire doucement et qu’il pétrie, façonne, et aplatit. Ce même verre qu’il tient maintenant tout contre sa main. Ce verre moutonné de petites cavités bulbeuses, ce verre à la hanse légèrement incrustée de savon et qui dégage un imperceptible suçon de soude. La bière lui rafraichit le gosier, une bulle perle au coin de sa glotte et roule contre sa trachée usée, entre ces plis de chair flasques jusqu’à vaciller contre cet organe palpitant, et voilà c’est la chute, la pesanteur, la gravité ; et le retour à l’estomac, entre ces monticules de sucs gastriques. Il grogne et ne voit plus très loin. Verres triple foyer et crâne dégarni pour pantalon trop court et chaussettes blanches. Il ne lève pas le coude, il descend, consciencieux ; d’ailleurs il ne compte plus. Rien ne sert de compter il faut boire à point. Alors il boit cet homme, ce vieillard au ventre trop creux, aux os trop cassants, aux genoux trop cagneux. Et une chope en entrainant une autre il quitte le bar, trop enfumé, trop malfamé, envahi par une horde de jeunes aux pantalons trop longs, aux lentilles trop invisibles, aux cheveux trop longs, aux chaussettes noires, aux bouches encore toutes garnies de huit incisives, de quatre canines, de huit prémolaires, et d’autant voir plus de molaires, dépendant de la cuvée. Dehors il pleut, la pluie couvre les cris de cette jeunesse qui brame à gorge déployée; lui ne crie plus depuis longtemps, sa voix nasillarde ne lui a jamais permie de s’affranchir de son larynx.

Eustache qu’il se nomme, d’après le Saint qui souffrit mille morts sous le règne de ce brave empereur Adrien. De son vrai nom Placide, le saint homme fut renommé Eustache après avoir subi la flagellation d’un calame virulent. Eustache quant à lui derrière ses lourdes binocles ne passait pas pour un fervent serviteur de Dieu, il préférait la bière aux sermons plus convaincants. Par manque de conviction il marche sous l’averse qui déjà salit ses chaussettes et qui virent couleur ville. Un coup de javel et elles seront de nouveau toutes pimpantes, merci Claude-Louis Berthollet, paix à son âme. Le noble personnage avait découvert les propriétés décolorantes du chlore quelques années après le suédois Scheele, et inspiré par la lumière de Dieu lui-même lors d’un songe à consonances coquines il en tire ce procédé magnifique : le blanchiment des toiles utilisant une solution d'hypochlorite de sodium ; l’eau de javel est née. Néanmoins, et Eustache le tenait d’une fidèle blanchisseuse, le seul amour de sa vie peut-être, entre le bac à savon et la cuve de lessive, la javel même si elle contient des atomes de chlore est par extension bien trop souvent dite chlorée, ce qui relève de l’imprécision : la javel n’ayant rien à voir avec l’odeur du dichlore, toujours découvert par le fidèle Scheele.

Eustache est à fleur de peau, cette même peau toute jaune qui autrefois fut rose puis blanche, et qui avait traversée une cinquantaine d’années, de son premier cri à peine sortie d’un utérus obtus et que des décennies d’orgies gastronomique n’avait pas rendu plus tendre, jusqu’à ce jour de décembre sous la pluie, au milieu d’une rue, elle-même en plein centre d’une ville, au carrefour d’un pays et d’une nation dont il était l’usufruit, en passant par une jeunesse roulée en boule sous le drap de l’oubli, trop de boutons, pas assez de cheveux et un appareil dentaire. Métro, boulot, dodo appelant une décrépitude lente et assurée, Eustache n’avait même pas pris la peine d’acheter une voiture. Il avait préféré biffé les jours, les mois, puis les années dans la solitude d’un bar, toujours le même, et avec le réconfort d’une chope, toujours différente. Marguerite l’avait aimée pourtant, de tout son gros cœur tout gras de bonne lessiveuse, d’un amour propre, frais, repassé et sentant bon la salicorne un jour d’été. Elle avait pétrie ces trois cheveux et lustrée son crâne poli de baisers baveux, elle avait rincée et savonnée ces verres épais, elle avait travaillée l’homme comme elle disait, elle l’avait assouplie comme on assouplit un tissu trop rêche. Mais il avait fui, couru au travers des longues artères désertes un soir de mars, sous la neige et la glace, et depuis il avait investit dans une machine à laver le linge. Garantie à vie, pas comme le mariage s’était-il dit, heureux de cette bonne affaire et de ce bon mot.

Maintenant il avait atterri sans trop savoir comment sur la place de l’Opéra, aux lampadaires Second Empire et qui avaient vus défiler des centaines de pochards comme lui. L’Opéra c’est beau, encore plus la nuit. Beau comme un baron plein. Lui, ça le laissait plus ou moins insensible, il préférait sa passion, la tégestophilie, spécialité cervalobélophilie. Des dizaines de classeurs bien rangés, des milliers d’étiquettes séchées et vernies, amoureusement collées sur du papier calque et tout autant de sous-bocks des coins quatre coin de la belle Europe, de la Belgique à la Hollande sans oublier l’Allemagne. Des heures de travail penché au-dessus de comptoirs plus variés les uns que les autres à scruter en permanence le détail incongru, l’infime erreur qui fait d’une standardisation une exception. Des heures à se dépêtrer les yeux dans la fumée des cigarettes et des cigares, à se tordre le coup par-dessus le comptoir tout frétillant d’excitation. Chaque jour il rendait ainsi grâce à Friederich Horn de Buckau, homme de génie visionnaire, le priant de lui faire trouver un jour l’objet de sa quête, un sous-bock tout de bois d’épicéa vêtu et confectionné par Casimir Otto Katz dit Otto le Grand ou Otto 1er pour les amateurs. Et l’Opéra sous la pluie à cette heure c’est un peu de tout ça, c’est pourquoi il n’y est pas intégralement hermétique. Il y a de l’eau, du malt ou du houblon sur ces façades dorées qui depuis 1669 avaient eu le temps de fermenter entre la Madeleine et la Place Vendôme.

Néanmoins Eustache ne peut s’empêcher de penser que la bière avait enfantée de ce superbe édifice et l’enterrerait sans nul doute. Rien ne pouvait surpasser cette liqueur dont l’origine hasardeuse remonte au Néolithique, lorsque l’homme amateur de bonne chair et témoignant déjà de bon goût, la découvre presque providentiellement dans la culture des céréales et la fermentation. Comment ne pas s’extasier devant cette première boisson composée essentiellement d’orge et que l’on retrouve de manière attestée en Mésopotamie dès le 9ème millénaire avant Jésus Christ notre sauveur à tous ? Comment ne pas céder à l’épanouissement lorsque l’on songe qu’elle fut utilisée comme moyen de paiement à Babylone, puis lorsqu’elle fut considérée comme boisson des Dieux en Egypte, avant de mollement retomber dans les affres de la pauvreté chez ces ignares de grecs et de romains. Ne restait plus que Gambrinus qui vendit son âme au Diable afin d’oublier les tourments que lui infligeait la douce Flandrine, et ce carillon et ces graines de houblon offerts par Lucifer le névrosé dont il devait user pour se venger de cette foule qui l’avait humilié dans son amour. Les habitants séduits par cette musique infernale se précipitèrent sur la bière et la légende veut que plus ils en burent plus elle leur parue douce. Gambrinus devint donc Roi de la Bière et en vint à oublier sa belle Flandrine et trompa le Diable lorsque ce dernier lui réclama son âme ; alors pendant cent années il but et joua du carillon jusqu’à passer de vie à trépas, en laissant au lieu d’une steppe funéraire un tonneau de bière. Eustache resta un instant rêveur, perdu dans ces Flandres magiques et paradisiaques où chaque rivière est un torrent de bière, où chaque champ de houblon se déroule jusqu’à plus soif, embrasant l’horizon d’un éclat bulbeux.

Un sourire béat apparait sur ses joues creuses, alors il s’assoit et attend. Attend que la bière coule de nouveau comme au temps de cet Eden éthylique aux ramures d’agave , de frêne, d’armoise, aux paysages d’anis, de verveine, de sauge, aux parfums de seigle, de froment, de riz, aux couleurs de méthanol, d’éthanol, d’éthylène, aux mille et un fruit ou tout autant de poires, de cassis, de citrons, de figues, de prunes et de raisins. Alors oui il aimerait y croquer, y mordre dans ce condensé de sucre et de miel, y oublier sa vie, sa ville, son métro, son boulot, son dodo, ses crédits, ses dettes, les zéros de son compte en banque, les zéros de son existence, de cette grisaille, de ses chaussettes et de son eau de javel, y oublier le soleil thermonucléaire et la lune radioactive, les néons de sodium et le bitume, y oublier l’hiver, l’été et leurs deux bâtards, union d’un amour consanguin, y oublier le monde, l’univers et les quelques 10²² étoiles qui l’ornent, et se reposer enfin dans cette masse sombre, dans ce plasma trouble dans lequel il ferme les yeux et rote d’aise.



 

2 Comments:

Le Collectif said...

Merci pour ta réécriture!
Si Jai se motive ça peut être interessant.
C'est marrant parce que tu reprends en grande partie le trip du bar et du buveur qui coule son oubli le long de sa trachée alors que cette idée du "buveur" ne faisait pas pas partie de mon texte à l'origine, je l'ai rajoutée à la fin. Comme quoi l'idée de developper les perceptions porte ses fruits.

PS: On se voit bientot et je te parlerai (à toi aussi jay) d'une petite idée...

Anonymous said...

Si ce n'est ce que j'ai dit la derniere fois, alors c'est du Hugo.
Un lyricisme exhaltant, y compris dans le craquage final, je continue a penser qu'il faudrait donner des poches d'airs, laisser respirer dans ce meli-melo d'erudition, de memoire mirifique et d'ambiance sublime.
La seconde lecture fut bien plus appreciable.

s