Wednesday, December 06, 2006

Blog 3


Le coiffeur (musique composée par Dexter Gordon)

Il pleut. Il pleut et tu n’as pas de parapluie. La mince pelisse qui te sert de manteau est impuissante contre l’eau du ciel qui perce tes vêtements. Pourtant tu restes planté là, sous la pluie, devant ce bar miteux qui t’a vu noyer ton chagrin dans la bière et le vin. Tu pourrais aller t’abriter sous un porche ou prendre un taxi, rentrer chez toi... mais tu ne fais rien. Ce manque complet de volonté est le reflet de ton insondable puissance. Tu t’enorgueillis de ta placidité, de ton indifference: tu frissonnes ni ne trembles d’un cil. Tes jambes se sont statufiées, tes mains, enfouies dans tes poches de pantalon, se sont endormies; ton corps tout entier nage dans une indolence moite et capiteuse. Ainsi tu te sens bien, maître de toi, indiciblement fort et inaltérable. Le petit claquement complaisant de ta langue sur ton palais est le signe de cet état souverain. Ce soir, le monde t’appartient, il est le petit frère que tu domines, que tu peux martyriser impunément, toi l’aîné, le Tout-Puissant!

Maintenant tu marches dans les rues de la cité merveilleuse : grande fourmilière éclairée de toutes parts où les sinueuses artères s’enchevètrent dans la clarté diffuse du soir. Ta démarche est fière et nonchalante. Tu es le poète qui, flânant sur les quais de Seine, lance des appels passionnés aux dormantes sirènes... Tu es bête.

Ta langue à présent ressuscite un vieux morceau de jazz dont tu as oublié le nom mais que tu attribues à Gordon (tu en es presque sûr). Tu derives tel un astre mourant sur la solitude des quartiers éteints et la pluie –toujours la pluie- vient terminer sa chute céleste à tes pieds. Tu longes les magasins, enjambes les clochards endormis, souris aux rares passants… Tu contemples les devantures: chaises, disques, lampes, livres, crayons, taille-crayons, tableaux, télévisions sont autant de plantes poussant dans les jardins luxuriants du Bazar de l’Hôtel de Ville. Mais tu ne peux t’attarder devant les vitrines car quelque chose d’irrésistible t’attire toujours plus en avant, toujours plus loin. Ta course s’accentue; s’étend et se tord; se disloque et s’essouffle. Bientôt tes forces te quittent, ton énergie se flétri, a flétri, n’est plus. Il est tard et tu as faim. L’heure est venue où ton organisme te rappelle à l’ordre, où l’alcool te dévoile l’étendue de son mensonge. Tu te sens fatigué et tu as froid.

Arrivé place de l’Opéra, tu n’es plus le maître du monde, l’inébranlable, celui qui ne sentait pas la pluie tomber, qui ne voyait pas le temps passer. Tu es devenu vieux – peut-être l’as-tu toujours été. Adossé à un lampadaire – un de ceux qui furent plantés sous le Second Empire, qui a vu passer des générations d’hommes, entendu des millers d’histoires et pour qui tu ne représentes qu’un passant de plus prenant appui sur son fer ancestral- -tu attends, le dos voûté et la gueule sur tes genoux détrempés, que la pluie cesse de tomber.

4 Comments:

Anonymous said...

Jésus ou l'histoire plus "classique":
Commençons par le commencement, définissons le mot "classique" afin de s'entendre; point péjoratif, au contraire, un éloge traditionnel d'une conception cadrée, ayant un début, une fin, une construction claire et apparente, bien délimitée, bien ficelée. L'action est donc limpide, on déambule à côté de cet homme seul du bar (lieu de fondement de cette "puissance" - mais ô combien terriblement solitaire) à la place de l'Opéra, sous les yeux des lampadaire Second Empire (analogie entre lieu clos - le bar, et lieu ouvert - la place, mais même solitude, même construction, la boucle est bouclée, puissant ou impuissant la pluie continue de tomber). La déambulation, les pas de ce vieillard ou de cet enfant, du moins de ce personnage entre deux âges, deux mondes, deux temps, deux réalités, est savamment dosée, et le parallèle entre le monde extérieur, la ville, et le monde intérieur, le corps est bien mis en avant, sans jamais trop forcer ni sur l’un ni sur l’autre. On est donc dans un texte à deux voix, du moins tel qu’il m’apparait, et pas nécessairement en opposition, d’où encore une richesse dans l’agencement du texte. Le narrateur s’en prend directement au personnage, tournures donc au style direct, à la manière d’une conversation et qui aurait peut-être pu commencer par un « et » afin de plonger le lecteur en plein milieu d’une parole dont il ne connait pas le début. Et dans la même veine pourquoi ne pas couper la dernière phrase ou la laisser en suspens, pour permettre le même effet qu’au commencement. Mais tout cela ne sont que des suggestions qui ne valent surement pas leur pesant de cacahouètes.
Voilà pour l’aspect positif, car il faut bien pointer quelques bémols, cela fait partie du job. Je trouve cela trop « classique » , trop « tradi », et tout simplement ce n’est pas dans ce genre de littérature que je me sens le mieux, encore une fois cela n’engage que moi, j’avance avec des pincettes. D’une certaine manière ça sent le réchauffé, le lieu-commun, le film vu et revu, mais cela vient de la bouche d’un fan de Superman et de Pirates des Caraïbes qui se méfie toujours du chef d’œuvre estampillé « chef d’œuvre » alors tout est relatif. Néanmoins le jeu est bien joué, les mots se fondent bien dans le texte sans en ralentir la progression. Pour ma part je dirais qu’il manque peut-être ce petit quelque chose d’infime qui fait que le tout me parle. Néanmoins le plaisir de la lecture était au rendez-vous, rien à redire.

Anonymous said...

J'oubliais: j'aime beaucoup la photo! C'est d'ailleurs marrant que sans nous consulter on est plus ou moins pensé à la même chose pour illustrer notre texte. Il y a définitivement une connection !
PS: Pourquoi ne pas tous repartir de ton idée et se lancer dans un nouvel exercice d'écriture afin d'illustrer chacun à notre façon ton histoire ? Suggestion, suggestion...

Anonymous said...

Ou encore (décidemment), que l'un de nous écrive un/quelques paragraphe(s) et les autres continuent l'aventure ? A voir Messieurs, à voir !

Le Collectif said...

Salut

Je préfère ne pas lire le commentaire de Flo pour éviter les influences.

Bien écrit. Bô écrit. J'ai l'impression - est-ce une réalité? - de souvent retrouver cette forme de dialogue à un tiers indéfini. On dirait qu'il s'agit peut-être même d'une muse unique qui se répète?
En as tu pris conscience, ou sais tu bien qui quoi cette muse, pourquoi elle te stimule. C'est pour ta propre réflexion, savoir ou tu en es et pour qui et pour quoi.

Je ne vais pas commenter précisément sur sur les phrases etc. Je le redis, ce style classique est maîtrisé, bon rhythme, flow. Structure début fin ficelée en un joli paquet.

Le texte, bien que libre en suggestivité, n'offre pas tant d'ouvertures la fin venue. Ce qui, j'insiste, ne le rend pas moins riche ou suggestif.

Un style bien connu, mais que j'apprécie pour son sang-froid et son lyrisme.

par endroits - très rarement - tu tombes dans des tournures un peu sophistiques, ou tu relates un concept pré-conçu. "insondable puissance" par ex. Très rare je répète.

Encore: A qui parles tu, et surtout, pourquoi.

s