Wednesday, October 11, 2006

Feuilles mortes et marrons chauds

Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses L'amour dont je souffre est une maladie honteuse Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse C'est toujours près de toi cette image qui passe

Guillaume Apollinaire, Extrait de Zone, in Alcools, 1912

Victor Frankenstein ! C'est l'inventeur, le savant maudit ! A quinze ans, il est témoin d'un violent orage, foudre, traînée de feu, destruction d'un chêne... Son destin est tracé. Après des années de labeur, il apprend à maîtriser les éléments ; l'alchimie est pour lui une seconde nature. Bientôt il détient le pouvoir de conférer la vie à la matière inerte. Nuit terrible qui voit la naissance de l'horrible créature faite d'un assemblage de cadavres ! L'oeuvre de Frankenstein. Un monstre ! Repoussant, inachevé mais doté, d'une force surhumaine et conscient de sa solitude. Echappé des ténèbres, il va, dans sa détresse, semer autour de lui crimes et désolation. D'esclave qu'il aurait dû être, il devient alors le maître, harcelant son créateur. Il lui faut une compagne semblable à lui... Pour Frankenstein, l'enfer est à venir... Bien entendu l'on ne présente plus le mythe auquel Boris Karloff à donner ses lettres de noblesse. L'oeuvre de Mary W. Shelley, compagne du poète Shelley et amie de Byron, et écrite lors d'un séjour en Suisse en 1817, renoue avec certains thèmes universels (la création, l'alchimie, le mythe du golem, ... ) mais s'inscrit aussi comme l'héritage direct de la bienséance du XVIIIème siècle où les notions de bien et de mal héritées du Moyen-Age et inhérentes à chaque individu passent peu à peu d'un statut d'immuabilité à celui de processus social. Ainsi, le monstre du roman rappelle le mythe extrèmement populaire du siècle des Lumières sur "l'enfant-loup" (ou enfant naturel) et renvoie aux doctrines de Rousseau et se pose comme précurseur de l'époque victorienne. Un classique et un très bon cru. Poussons plus loin car une idée vient à tinter dans un coin de cervelle: si l'on devait faire un énième film intitulé Frankenstein ou le Promethée Moderne (titre original) pourquoi ne pas inverser les archétypes esthétiques ? Développons: mettons un bel et jeune éphébe dans le rôle du monstre et remplaçons l'ensemble du corps social par une masse graisseuse, disgracieuse et véhiculant tous les canons de la laideur telle que nous la concevons aujourd'hui. Enfin transposons l'action à notre belle époque moderne tout en la mélangeant avec le XVIIIème siècle, on obtient ainsi une jolie bouillie difforme dont la monstruosité atteint toute son apogée dans la beauté du monstre. Chabert ! Un nom dur à porter pour cet homme foudroyé. Célèbre, certes, mais qui passe désormais pour un imposteur. Car Chabert, colonel, comte d'Empire, est mort à Eylau, et son décès, historique, est consigné dans les actes militaires. Enseveli vivant ! Tel fut le sort de Chabert. Jeté dans une fosse au milieu des cadavres, sortant de ce charnier par miracle pour rester pendant six mois entre la vie et la mort. Un espoir ultime reste à ce malheureux : retrouver son identité. Hélas ! Enterré sous des morts, le voilà maintenant enterré sous des actes. On le croit fou. Il gêne. Même sa veuve, remariée et héritière de ses biens, souhaite le voir rentrer sous terre. L'histoire nous apprend que Balzac après avoir eu moultes difficultés à trouver un titre définitif en a eu tout autant lorsqu'il entreprit de le classer parmi les différents volumes de la Comédie Humaine. En effet cette histoire de revenant hagard trainant sa misérable condition humaine dans des haillons de brûmes prend le postulat d'opposer deux époques, celle de l'Empire et celle de la Restauration. Le héros des campagnes militaires d'hier se retrouve l'ange damné d'un nouvel ordre social dont chaque rouage à pour vertu de l'anéantir et de les renvoyer dans le charnier dont il n'aurait jamais du sortir. Avec son éternel verve Balzac dépeint les mutations sociales de cette période charnière et nous livre son Chabert, spectre au grand coeur dont l'histoire tragique résonne encore à nos petites oreilles modernes (et ce malgré le lecteur MP3). Seize nouvelles et textes autobiographiques qui résument à eux seuls la vie brillante et fertile en désastres du grand romancier américain des années vingt. On va ainsi des charmantes histoires d'adolescence dont le héros, Basil Duke Lee, ressemble fort au jeune Scott, à la sombre expérience de La fêlure, un texte à l'accent pascalien, plein d'ironie et de détresse, où Fitzgerald arrive même à écrire sur son impuissance d'écrire. Il pensait que sa vie, ses passions, ses souvenirs, ses malheurs devaient servir son œuvre, car il n'avait pas d'autre foi que la littérature. C'est pourquoi tout ce qu'il raconte, avec tant de charme, fait de lui un écrivain exemplaire. Difficile de surpasser le zèle du quatrième de couverture, qui pour une fois mérite un sincère éloge. Ajoutons cependant une pincée supplémentaire à cette vinaigrette littéraire: La Félure est une oeuvre d'une riche beauté, saisissante de véracité et ô combien représentative des Années Folles et du Jazz Age dont le brave Scott en fut la plus noble plume. On ne peut que verser une larme sur le dernier texte ou sur la folie de cet écrivain consummé. Pour finir, une citation tirée d'un de ses carnets, "j'ai abandonné ma capacité d'espérer sur les petites routes qui menaient au sanatorium de Zelda". Tout est dit. Aventures burlesques et soliloques d'Arturo Bandini, alter ego de Fante, qui, à travers les tâches ingrates qu'il doit accomplir pour subvenir aux besoins de sa mère et de sa soeur, lit Nietzsche, Spengler, se prend pour un grand écrivain et méprise tous ceux qui l'entourent. L'écriture est rapide et les soliloques à la fois émouvants et comiques. Ce premier roman de Fante, "tonitruant et délirant", écrit entre 1933 et 1936 ne fut publié qu'après sa mort (1985). Pour beaucoup Fante est le précurseur des beatniks. Ce fut du moins ce que prétendirent Kerouac ou Ginsberg. En effet, on retrouve dans ce texte datant des années 30 tout ce qui sied à ces "vagabonds célestes", dérives et errances sous fond de misère sociale et peut-être de voeux de pauvreté. C'est du moins une constante chez Fante et que l'on retrouve notamment dans Demande à la Poussière, un artiste digne de ce nom se doit d'être misérable. Dans La Route de Los Angeles on cotoie le jeune Arturo Bandini et l'on y fait la découverte de sa vocation d'écrivain, et bien que parfois le style soit un tantinet poussif et peut-être redondant (on déplore des constructions volontairement grandiloquentes qui à force nuise à la fluidité du récit en l'alourdissant de tournures invraisemblables), la vitalité du texte semble parvenir à combler certaines maladresses, dues peut-être au jeune age de l'auteur à l'époque. Même si on lui préfére Demande à la Poussière cet ouvrage n'en reste pas moins diablement séduisant. Un jeune homme, Hans Castorp, se rend de Hambourg, sa ville natale, à Davos, en Suisse, pour passer trois semaines auprès de son cousin en traitement dans un sanatorium. Pris dans l'engrenage étrange de la vie des "gens de là-haut" et subissant l'atmosphère envoûtante du sanatorium, Hans y séjournera sept ans, jusqu'au jour où la Grande Guerre, l'exorcisant, va le précipiter sur les champs de bataille. Chef-d'oeuvre de Thomas Mann, l'un des plus célèbres écrivains allemands de ce siècle, La Montagne magique est un roman miroir où l'on peut déchiffrer tous les grands thèmes de notre époque. Et c'est en même temps une admirable histoire aux personnages inoubliables que la lumière de la haute montagne éclaire jusqu'au fond d'eux-mêmes. Ce roman de 1924, écrit entre 1912 et 1923, est un des livres les plus importants à paraître dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres. Il s'agit d'une oeuvre "intellectuelle" dans laquelle T. Mann "pose sans chercher à les résoudre, les options fondamentales auxquelles la société européenne se trouve confrontée". La Montagne Magique ou le reflet du XXème siècle naissant. Oeuvre d'une richesse phénoménale et qui nous a coupé le sifflet. En réalité c'est magnifiquement écrit, ça brille comme du papier bible. Extrémement dense et particulièrement long (plus de 800 pages) le roman de Mann se laisse dévorer comme on déguste un mets raffiné. Il faut donc s'y engager prudemment, laisser ses papilles s'ouvrir aux différentes saveurs, tantôt sucrées tantôt salées, parfois amères, de temps en temps acidulées, mais jamais fades. On ne dévore pas La Montagne Magique, bien au contraire on la fait couler lentement le long du palais, on l'effleure de la pointe de la langue, on l'hume délicatement d'un coin du museau et on la laisse errer un instant contre les gencives. Sa robe délicate bouillonne entre les muqueuses et l'on se doit de la macher gentillement, afin de n'en point flétrir l'arôme délicat par des bouchées voraces. Ce fut notre "nourriture terrestre" pendant deux semaines et ô grand Dieu nous n'avons pas été affamé. Et après un tel repas quel plaisir que de se retirer un court instant et de laisser la digestion s'opérer dans la solitude de la nuit étoilée.

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