Tuesday, December 01, 2009

En ligne droite (petite histoire)




Les paysages alternants entre murs anti-sons et bandes de gazon purement décoratrices, les barrières de sécurité, les voitures doublées à la file, l’asphalte…à cette vitesse, tout te paraît flou.
            Sur les côtés et derrière toi, tout n’est que défilement de tâches.

            Dans l’habitacle, par-dessus le boucan du moteur hurlant ses chevaux, avec tout qui tremble autour de toi, tu peux t’entendre beugler :
            _ Putain Matt, si tu voyais !
            Avec la mécanique emballée, la pédale d’accélérateur fermement coincée au maximum, quiconque serait assis à côté de toi n’aurait perçu qu’un vague écho de cordes vocales.
            Il faut dire que personne n’est réellement là pour t’entendre.
            T’as juste envie de dire : _ Matt, p’tit, frangin, frérô, si tu voyais ça, tu s’rais vraiment fier.
        La vision périphérique réduite au point de ne voir qu’un minuscule bout de route, ce point dans l’axe de ta vue qui est clair, tellement clair, c’est comme de regarder à travers la lunette de ton fusil. La cible, quelques secondes avant d’appuyer sur la gâchette tandis que d’un seul œil tu suis chaque mouvement, elle remplace le reste. De ce qui t’entoures, tu n’en gardes qu’une lointaine conscience. Ta cible, avant que tu ne l’abattes, elle est ton centre du monde.
        Elle est le monde.
        Et puis…


        Ça se termine toujours plus vite qu’on ne le croit.
        Tu es rentré et tu es heureux, et même si Maman affirme qu’il ne comprendrait pas, tu sais que Matt est suffisamment grand pour savoir. Ouais, et suffisamment intelligent pour comprendre pourquoi tu veux surtout pas y retourner.
        Alors, même si tu sais que le moteur noiera tes paroles, même si tu sais que Matt n’est pas là et qu’il t’attend à la maison, tu dis :
      _ Laisses jamais personne te dire ce que tu dois faire.
        Comme si on te prenait au sérieux quand tu disais vouloir cette voiture. Tu le vois bien que personne ne te croyait capable d’en dénicher une. Comme si tout ce que tu faisais dans ta vie n’était rien moins qu’un caprice de môme.
        Y’a des gens, leur seul but dans l’existence il semblerait que ce soit bien de t’empêcher de vivre la tienne.
        Mais maintenant tu as les mains sur le volant d’une vraie Dodge Charger de 74 et la peinture est de la même couleur que le dessin que Matt t’avais fait. La première chose que tu va faire en rentrant à la maison, c’est emmener ton frangin faire un tour. Il aura plus jamais besoin de prendre le bus pour aller à l’école. Ses petits potes tireront des têtes pas possibles et ils viendront te voir pour que tu les laisses monter dans ta caisse. Tu laisseras à Matt le choix de qui aura le droit de s’installer avec vous.
        La vitesse, le défilement du paysage, toutes ces sensations, seule cette voiture pouvait te faire ressentir ça.
        _Matt, j’ai des crampes aux mains tellement je l’tiens serré le volant. Des crampes aux mains !

       Tu es rentré de l’armée et tu as du temps devant toi, du temps pour retaper la Dodge et tu vas t’y prendre minutieusement, tu laisseras pas une pièce de côté. Du coffre au capot, y’aura pas de voiture plus brillante dans le quartier. Tu sais que tu ne compteras pas le nombre d’heures que tu passeras dessus. Tu sais que cette voiture, elle est déjà le meilleur acte de ta vie.
        Tu imagines la tête que Matt fera quand tu démarreras et que le sol vibrera. Lorsque tu as tourné la clé, ce moment où l’échappement a toussoté et après, une fois que le moteur tournait, t’as ressenti tous ces frissons parcourir ta peau. Tu as fermé les yeux et tu écoutais le bruit de la machine et c’était comme une vague de chaleur envahissant ton corps.
        C’était comme si cette voiture te remerciait d’être là pour elle.
        Le cœur qui cogne, tes jambes qui flageolent rien qu’en posant tes yeux sur elle. Te sentir défaillir à sa vue pour en être grandi lorsque tu te places sur le siège et que tu prends la route.
        _ Matt, putain, tu vas voir ça…
        Le vendredi soir, tu l’emmèneras sur l’ancienne route de la station essence et vous gagnerez toutes les courses. Au départ-arrêté, toutes les autres caisses seront derrière vous.     Matt montera avec toi mais il faudra qu’il s’attache.
        Cette sensation de chaleur qui te parcourt le sang, pas une seule fille t’a jamais fait te sentir comme ça. Pas même Julia. Tu es là, dans ta voiture, et tu as envie de dire à Matt que tu sais que cette fille était la seule qu’il aimait bien. Les yeux fixés là où la route se perd, tu lui dis de ne pas s’inquiéter : la Dodge va en rameuter tout un tas de nouvelles nanas.
        Nulle part on en voit d’autres comme elle.
        Bientôt, tu te dégotteras une gentille fille qui s’occupera de Matt mieux que Maman et vous aurez un appartement pas trop loin pour que ton frère aille à l’école et que tu puisses voir tes potes. Maman te tirera plus une thune. Richard finira par la laisser tranquille.
_ J’te jures maintenant que je suis revenu, y’aura vraiment quelqu’un pour s’occuper de toi…
Si Richard tenait vraiment à Matt et à Maman, ça ferait longtemps qu’il se serait trouvé un taff.
Bien sûr, Richard est mieux pour tout le monde que ton propre père.
Ça te dégoûte de le dire, mais Richard est là, lui.
Bien sûr, Richard est le vrai papa de Matt.
C’est juste que tu n’as jamais considéré Matt comme un demi-frère.
C’est juste que toi et ton frère n’avez pas besoin de ce type.
Un jour, Julia a dit qu’il suffisait d’oser pour accomplir de grandes choses et, alors, tout t’a soudainement paru facile. Julia avait un tas de phrases dans ce genre et même si tu savais qu’elle les lisait dans des bouquins, chaque fois qu’elle en sortait une ton cœur se gonflait. Tu sentais tout autour de toi briller et tout ce que tu touchais s’illuminait. Les possibilités étaient infinies. Tu pouvais tout effacer et tout recréer.
Et puis…
Ça se termine toujours plus vite qu’on ne le croit.
Tu ne lui en veux pas vraiment de t’avoir quitté. Tu étais loin. Les filles dans le genre de Julia, avec tous les mecs qui lui tournent autour, elles peuvent pas faire autrement que craquer.
Ce n’est peut-être pas la vérité, mais c’est la meilleure explication que tu puisses donner.
Ce qui est important, tu dis tout haut, ce dont tu veux réellement te souvenir,  c’est qu’elle a été là pour toi et Matt.
Elle vous aimait bien.
Et puis…
Peut-être que d’ici quelques temps, elle voudra bien revenir te voir.
          _ Laisse les gens penser ce qu’ils veulent, Matt. Surtout empêche-les de t’interdire d’accomplir tes trucs. Julia, c’est ça qu’elle m’a toujours dit.
          Cette bagnole, c’est la première fois que tu te sens aussi vivant. Tu sens les sourdes pulsations de ton sang et tu prends conscience pour la première fois de l’énergie qui te fait vivre.
Sur l’autoroute, sans jamais quitter la troisième voie, tu doubles tout le monde. Parfois, il y a de ces types distraits devant toi et tu klaxonnes et tu fais des appels de phares pour qu’ils te laissent passer et les types agitent les mains pour dire que tu es cinglé alors que tout ça, ce n’est que de la jalousie parce que leurs moteurs sont trop faibles pour rivaliser avec la Dodge.
           Tu te focalises sur ce point de clarté à l’horizon et les autres voitures ne sont que des obstacles à éviter.
           A cette vitesse, le monde qui t’entoures n’a plus rien de solide. Mou comme de la pâte à modeler, le monde est ce que tu veux en faire.
            Ton corps est léger, pourtant c’est à peine si tu peux bouger.
            Souvenirs qui défilent : Julia t’expliquant la division entre le corps et l’esprit, chaque personne qui t’entoures séparée d’elle-même, ne sachant plus faire sa propre liaison.
               Souvenirs : les journées en planque, à attendre ta cible, allongé ventre à terre sous le camouflage. Le visage aux tâches de rousseur, ses mots qui se répètent à l’intérieur de ton crâne. Cette sensation de comprendre exactement ce qu’elle te disait.
                    Comme si tu n’existais plus réellement.
                    Ou différemment.
                    Tu pensais vraiment comprendre ce qu’elle te disait alors que tu ne faisais qu’attendre.
                    A force d’être planqué, tu finis par te prendre pour une pierre. Du mouvement tout autour de toi, des gens qui passent mais personne pour te voir. On pourrait te marcher dessus que l’on n’y verrait aucune différence.
                    Et puis…
                    Ça se termine, une fois que ta cible gît au sol, viande pour barbecue de soleil. Avec le silencieux sur le canon du fusil, personne ne remarque rien sinon un vague chuintement lorsque tu appuies sur la gâchette.
                    Tout ça, toute cette réunification avec toi-même, tu dis à Matt :
                   _ C’est maintenant que je le piges.
                    Si tu l’entretiens bien, cette voiture tiendra encore dix ans. Des engins pareils n’ont pas été crées pour mourir. Dieu lui-même ne peux pas empêcher les mécaniciens, les ingénieurs et les designers, toute cette chaîne de créateurs jusqu’aux ouvriers dans les usines, Dieu ne peut que les regarder mettre au point des machines qui les survivront. A cette époque, ces gars-là, ils construisaient des bagnoles pour durer. C’était leur témoignage au monde. Leur part d’immortalité.
                    Et vraiment, il fallait savoir conduire, aucun ordinateur, aucun gadget électronique ne le ferait à ta place. Personne pour t’aider à freiner. Juste toi. Les vrais pilotes maîtrisaient leur caisse avant de maîtriser leur vie.
                    Tu conserveras la Dodge rien que pour voir Matt la conduire. Faudra qu’il y fasse gaffe parce que tu y tiendras toujours autant, mais personne d’autre que lui aura le droit de la toucher.
Une bonne révision ne serait pas un mal, et les freins ne sont pas particulièrement fiables, il fallait s’y attendre. Elle n’était pas censée moisir dans un garage mais le pauvre type qui te l’a vendue, jamais il a eu les moyens de l’entretenir. Ça t’a fait un peu mal lorsque ce mec t’a dit qu’il la démarrait parfois rien que pour entendre le moteur et profiter du son. Juste avant de te voir partir avec, ce type il t’a dit à quel point c’était dur de s’en séparer et tu n’as pas su quoi lui répondre, il a eu ce sourire et il a fait mine de poser une main sur ton épaule, c’est okay, il a dit, tant qu’elle reste entre de bonnes mains.
Ce qui importait c’était qu’il soit sûr que tu n’étais pas un flambeur.
Qu’il comprenne que ce n’était pas anodin.
Toi faisant ce voyage pour récupérer une voiture dont tout le monde se fout aujourd’hui.
               Souvenirs : Julia expliquant ce besoin qu’on les gens de se trouver un symbole de leur liberté.
               Cette voiture, c’est ta récompense pour être parti tout ce temps. Pour avoir fait ce que tu as fait. Ça n’était pas comme si tu avais eu le choix. Des ordres de missions tombent, et tu appuies sur la gâchette.
               Personne d’autre que Julia ne pourrait comprendre pourquoi tu as tellement besoin de cette voiture.
               Maman ne voulait pas te laisser partir, elle refusait de te voir claquer l’argent de l’armée dans une vieille tire. Maman refusait de comprendre que c’était toi qui avais appuyé sur la gâchette et tu n’hésiterais pas à recommencer pour obtenir ce que tu veux.
               Lorsque tu lui as dit ça, Maman elle a fait comme si ses yeux s’embuaient de larmes avant de partir en claquant la porte. Du salon, tu pouvais voir Richard te regarder du coin de l’œil, à se demander s’il était censé faire quelque chose ou pas. Depuis que tu as appris à te battre à l’armée et que tu as pris du muscle, Richard n’ose plus venir te foutre ta rouste. Maman comprendra qu’elle a pas besoin de lui quand elle verra comme toi et Matt vous vous en sortez si bien.
Ça sera à Matt de décider s’il veut laisser Maman s’installer avec vous. A lui de voir s’il l’accepte toujours. A son âge, un garçon à encore besoin de sa mère alors ce sera pas un problème pour toi.
Cette vitesse te met les idées en ordre et, finalement, tu n’en veux plus à ta Maman. Tu te dis que ce n’est peut-être pas entièrement sa faute. Fallait déjà être sacrément chtarbé pour se mettre à la colle avec ton père.
Tu as la tête au repos et du temps pour penser à ce qui est arrivé.
Toutes ces images qui reviennent et qui te traversent la tête en surimpression de la route, des virages qui slaloment entre les paysages, comme si ces souvenirs étaient devant toi, qu’ils allaient se produire ou qu’ils ne cessaient de le faire.
Revivre encore et toujours les mêmes histoires en sachant que tu ne pourras jamais t’en débarrasser tout à fait.
Non pas que tu éprouves de la culpabilité. Comme ces soldats qui pètent un plomb lorsque ce qu’ils ont commis leur revient en pleine gueule.
Ça peut paraître immoral. N’empêche, ces cibles peuvent revenir te hanter autant qu’elles veulent : tu n’en ressentiras pas du remords pour autant.
C’était ta mission.
C’est pour elles que tu étais là.
Ces cibles, ces morts, tu sais que désormais, elles vivront toujours avec toi.
Jamais plus elles ne te quitteront.
Tu te dis que tu feras avec.
Ces morts, ils sont là, alors que tout se brouille autour de toi à cause de la vitesse.
Ils vont passer une vie avec toi.
Et puis… ça se termine toujours plus vite qu’on ne le voudrait.
Ce qui n’arrête pas de te revenir en tête, ces souvenirs dont tu n’arrives pas à te débarrasser, ce sont tous ceux que tu aurais voulu abattre sans en avoir l’ordre.
C’est ça que tu vas devoir avouer.
C’est ça qu’il faudra que tu confesses.
Tu espères que Dieu t’accordera son pardon.
Souvent, les gars et toi vous vous retrouviez à assurer la sécurité des civils. Tu n’as jamais parlé à aucun d’entre eux, comme si ton uniforme et le fusil serré entre tes doigts s’érigeaient en barrière. Tu n’étais pas un civil. Tu n’étais pas un être humain. Tu étais un soldat. Tu ne laissais pas de place à l’émotion. La seule fois où tu es redevenu toi, c’est lorsque les civils brûlaient les églises. Toi et les autres, vous ne deviez rien faire sinon regarder. Et puis, lorsqu’un de ces mecs est monté sur le toit d’une église pour détruire la croix, tu t’es vu empoigner ton fusil et le mettre en joue, bien évident dans ton objectif.
De là où tu étais, tu pouvais lui exploser le crâne sans lui laisser le temps de comprendre qu’un coup de feu avait été tiré.
Ça n’a pas duré longtemps, mais l’image de ce mec s’est imprimée en toi, et elle te torture bien plus que les morts que tu as rapportés.
Cette image, tu aurais voulu la laisser là-bas.
Après ça, les gars t’ont regardé bizarre.
Tu savais que ça n’était pas correct. Lorsque tu as baissé ton fusil, et que le mec est venu à bout de la croix, tu t’es senti coupable. Les gars t’ont donné ce sentiment d’être plus coupable encore que ceux qui ravageaient l’église.
Mais y’en a pas beaucoup, pas beaucoup à qui tu aurais pu expliquer.
L’Eglise. Elle a toujours été là pour toi et Matt.
Même que quand tu y réfléchis, vous avez bien du y passer la moitié de vos jours.
Ce jour où tu as compris que tu n’avais plus rien à dire à ton père, c’est l’Eglise qui t’as accueillie.
Tu ne voulais plus rentrer à la maison.
Et après ça, tu n’as plus supporté la caserne. Toutes ces nuits passées dehors, à observer ce qui se passait, fusil serré contre tes flancs, tout plutôt que de rejoindre tes camarades.
Ton père, Richard, les soldats: ils ignorent ce qu’Elle représente, pour toi et Matt.
Julia était la seule à savoir qu’Elle vous rendait tous meilleurs.
Tous ceux que tu rencontreras sont persuadés de n’être rien de plus que des animaux. Vivre et mourir, c’est tout ce qui les intéressent. Bouffer et chier parce qu’ils ont peur et baiser parce qu’ils s’ennuient. Et c’est pourquoi les civilisations s’éteignent, pour cela que des pays disparaissent. Cette conversation, elle était qu’entre toi et Julia. Jamais tu n’avais vécu une nuit pareille.
Maintenant que tu es de retour, tu espères vraiment qu’elle viendra vous voir.
Tu t’entends hurler que tu vas te démerder pour deux. C’est ta nouvelle mission. C’est pour te faire pardonner tout ce que tu as fait.
L’aiguille du compteur est à bloc.
Le volant tremble. Tout tremble.
La Dodge vibre de partout et tu vibres avec elle et tu sens tes os prêts à se fissurer.
Tu fonces.
Tu as l’impression de prendre ton temps.
Tu fonces.
Tu sais que tu n’as jamais maîtrisé les choses aussi bien que maintenant.

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