Tuesday, November 24, 2009

De l'emploi du latin : quelques considérations sur la valeur et les usages d'une langue morte



« J’étais conscient de chacun de mes pas.
Ils sonnaient sur le sol, comme l’écho de l’euphorie
indescriptible que l’on éprouve à être un homme »,
Carlos Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée

« Vulnerant omnes, ultima necat », avions-nous écrit en titre de notre dernier billet au lendemain de la mort de Claude Lévi-Strauss. Cette locution latine, dont la traduction serait : « Toutes blessent, la dernière tue », et qui correspond à l’inscription traditionnelle sur les cadrans des Heures, a fait l’objet d’un commentaire extrêmement révélateur. « C’est vrai que la citation était un peu too much... » Il convient d’ajouter que ce commentaire a été écrit après que nous ayons nous-mêmes changer la citation en un « Farewell » plus sobre. Deux observations : le commentaire ayant eu lieu après la modification, nous sommes en droit de penser qu’auteur et commentateur ont eu le même réflexe, et que le commentaire n’est donc que la formulation visible du changement de titre effectué par l’auteur. Pour le dire autrement : auteur et commentateur ont ressenti la même chose (que nous tenterons de définir ultérieurement) face à la même phrase, ce que le texte du commentaire résume parfaitement bien, et c’est pourquoi nous l’avons changé par la suite.

Pourquoi changer le titre du billet et quel est ce sentiment ressenti à l’égard de la citation ayant conduit à sa modification (en l’occurrence le passage du latin à l’anglais) ? Claude Lévi-Strauss étant un anthropologue américaniste, mais issue d’une formation de philosophie classique, l’anglais paraissait mieux adapté au personnage dont la vocation fut suscitée grâce aux travaux des anglo-saxons tels que Malinowski ou Lowie. Néanmoins, formé au lycée Condorcet, agrégé de philosophie à 23 ans et se qualifiant lui-même « d’anarchiste de droite », Claude Lévi-Strauss était aussi le dernier représentant d’une jeunesse parisienne bourgeoise et cultivée dont l’éducation était des plus « classiques » (les guillemets sont utilisés pour souligner la connotation que le terme a aujourd’hui, nous y reviendrons). Philosophie, littérature, droit : triptyque d’un parcours universitaire résolument tourné vers les lettres, et non vers les sciences (de la nature), et où, à n’en pas douter, le latin occupait encore une certaine place. D’où la citation comme titre du billet : hommage à une forme de pensée passée (voir dépassée dirons les mauvaises langues) où les Humanités tenaient encore le haut de l’affiche universitaire. Pourtant, nous l’avons changé. Et pas parce que l’anglais s’y prêtait mieux. Parce que, en effet, le latin était bien et bel un « peu too much... » Mais pourquoi ?
C’est la question centrale de ce billet : en quoi le latin était-il de trop et qu’est-ce que cela nous apprend, au-delà du changement linguistique, sur le rapport entretenu aujourd’hui avec cette langue morte ? Nous voudrions, en guise de première réponse, opérer un détour par la science politique et par les travaux d’Albert Thibaudet (1874/1936). A. Thibaudet, dans son ouvrage Les idées politiques de la France (1932) propose, pour qualifier l’évolution politique française, le néologisme de « sinistrisme ». Que signifie cette expression ? Il s’agit de dire, qu’en termes de positionnement politique, on se déclare toujours plus à gauche que l’on ne l’est réellement. Ou, pour utiliser une maxime, « la main à droite, mais le cœur à gauche ». Thibaudet décrit le sinistrisme comme un processus historique, c’est-à-dire celui qui a conduit les partis de droite à refuser l’appellation de « droite », liée au royalisme. Appliquons maintenant ce concept à la culture et, en l’occurrence, à ce qui nous intéresse ici, à savoir le latin. Peut-on effectivement parler de « sinistrisme culturel » ? À savoir se déclarer moins cultivé que l’on ne l’est réellement ? Position paradoxale, inconsciente, intenable ? Si oui, pourquoi ?
Le passage du latin à l’anglais nous semble ici révélateur d’une « gêne » ou d’un « excès » à employer cette langue au profit d’une autre. D’où vient ce sentiment et comment se manifeste-t-il ? Faut-il chercher dans les obscurs souvenirs d’un collégien traumatisé par ses déclinaisons ? L’ironie souligne ici le ridicule de la proposition : pour beaucoup le latin fut abandonné à la fin de la cinquième, pour les autres il fut tout au plus deux heures d’ennui supplémentaires par semaine, enfin, pour une petite minorité, il fut un examen de plus à préparer au baccalauréat. Rien de véritablement traumatique là-dedans. Alors quoi ?
Un détour par La Débâcle d’Emile Zola peut affiner notre questionnement en apportant un autre élément de réponse, littéraire cette fois. En effet, un des personnages secondaires de l’œuvre, Ducat, use volontiers de la citation latine pour défendre son « client », Goliath, accusé d’être un espion à la solde des Prussiens. Une note de bas de page nous indique que Zola « a placé dans la bouche de Ducat des citations latines qui traînent partout : une érudition de collège au 19ème siècle» (p. 520, Le Livre de Poche). Or, Ducat, personnage véreux et des plus douteux, est avant tout ridicule : l’usage qu’il fait du latin ne sert qu’à masquer son incompétence (sa défense de l’espion repose sur le fait « qu’ils sont tous comme ça en son pays [la Prusse].» Cet exemple illustre que le recours au latin peut s’analyser comme une figure du paraître intellectuel. A défaut de n’avoir rien à dire, on utilise volontiers une citation latine pour paraître plus savant qu’on ne l’est. En l’occurrence, Ducat, totalement incompétent en matière pénale, lance quelques phrases au hasard, espérant ainsi (s’) impressionner, ou, à tout le moins, souligner sa position (sociale, et donc culturelle) grâce au langage savant. Bref, il « pose ». Et c’est précisément cet élément qui nous intéresse ici.
Cette posture intellectuelle qu’offre le latin (et sa représentation dans la mémoire collective) mérite un instant que nous nous y arrêtons. Nous l’avons vu, dans l’exemple tiré de La Débâcle d’Emile Zola, le recours au latin confère à son utilisateur une posture intellectuelle qu’il n’a pas et qui, sous la plume du maître, le déconsidère en le ridiculisant. C’est pour éviter cette déconfiture morale et intellectuelle que, justement, Ducat utilise le latin : ainsi apparaît-il à lui-même et aux yeux des autres(d'un capital culturel moindre) comme un homme de culture, un « savant » au sens qu’on prêtait à cette expression au 19ème siècle. Qu’en est-il aujourd’hui ? Faut-il postuler pour un phénomène inverse, c’est-à-dire qu’au lieu de rehausser, l’utilisation du latin rabaisse son utilisateur ? Ou bien est-il toujours vecteur d’un certain « élitisme » intellectuel ?
Si, du temps de Zola, le latin semble renforcer une certaine image sociale – celle du savant – aujourd’hui son usage semble, a contrario (notons le latinisme) la déconsidérer. Non pas que l’effet soit inverse : en effet, dans nos deux cas, l’image produite renvoie bien à une position sociale vécue par le destinateur et le destinataire sur le mode de la culture lettrée. De plus, hier comme aujourd’hui, elle a pour fonction d’impressionner l’interlocuteur en lui montrant l’étendue de son savoir selon l’usage linguistique qui est fait de celui-ci. Dès lors, « le sort en est jeté » devient « alea jacta est ». D’où notre question : si similitudes il y a entre l’usage du latin au 19ème et 20ème siècle, peut-on postuler pour une différence et où se situe-t-elle ? Sans doute dans la bouche de l’interlocuteur. En effet, si Ducat recourt au latin (produite d’une formation classique) dans le roman de Zola, c’est bien pour jouer « l’épate ». Or, notre exemple – le passage du latin à l’anglais – tend dans la direction opposée : c’est bien parce qu’il y a « épate » (ou « too much ») qu’il y a eu changement de langue et déni d’un certain « classicisme » perçu sur le mode de la faute et de l'excès culturel.
Ce qui nous gêne aujourd’hui ne nous gênait pas hier. Ou, pour le dire autrement, ce qui, hier, pouvait passer pour de « l’épate » ne l’est plus aujourd’hui. Ainsi, afficher une éducation classique correspondait à une certaine position socioculturelle vécue sur le mode de la fierté passée et de la « gêne » présente. Encore une fois, la différence ne se fait pas tant au niveau de la communication elle-même – c’est-à-dire entre une personne A et une personne B où A recourt au latin pour impressionner B – que dans la bouche même de l’interlocuteur, puisque celui-ci se rétracte. Ainsi, ce dernier sait parfaitement qu’en utilisant une locution latine, il adopte une certaine posture intellectuelle et culturelle. Mais, au moment de la formulation – ou après dans notre cas – il change soudainement de langue et adopte l’anglais. Si l’on devait lui demander pourquoi il a fait cela, il parlerait bien volontiers d’une certaine « gêne » lié à l’emploi du latin. Confronté à ce sentiment, il passe à l’anglais – plus légitime puisque parlé par plus de personnes. De fait, le sentiment initial s’est transformé, il s’est apaisé et assoupi grâce à l’uniformisation produite par la langue la plus parlée au monde. Faut-il, dès lors, y voir un exemple de « sinistrisme culturel » en se déclarant moins cultivé que l’on ne l’est réellement et d’éviter, ainsi, l’écueil de la gêne ?
Cette question, rhétorique si on la replace dans son argumentation, a cependant des limites. En effet, si elle semble pertinente dans l’exemple du latin, elle devient caduque lorsque confrontée à d’autres types de biens culturels, c’est-à-dire autre que le seul linguistique. Que l’on pense un instant à certains postulats artistiques en matière de cinéma, de peinture ou de musique et l’on verra que la « gêne » ne fait pas long feu. Là où il est bon d’imposer un jugement de goût prononcé et culturellement fortement connoté (préférence pour le cinéma d’auteur au détriment du cinéma populaire, pour la peinture abstraite au détriment de la classique, pour le jazz au détriment de la chanson française), il n’en va pas forcément de même pour l’usage du latin. En effet, qui dira, à l’issue d’une exposition ou d’un film : « plaudite, cives ! » (citoyens, applaudissez !) ? En l’occurrence personne, ou alors un individu cherchant à « épater » la galerie en « étalant » sa culture. D’où notre hypothèse de la « gêne » culturelle lorsqu’il s’agit de recourir au latin. Pour faire simple, nous dirons que ledit individu se la « péte ». Et c’est bien pour éviter de se la « péter » que cet individu choisit de ne pas employer le latin pour formuler ses propos et d’éviter, ainsi, de ressentir si ce n’est une certaine honte, du moins une certaine gêne.
Mais cette « gêne » n’est pas uniquement culturelle, elle est surtout sociale. En effet, elle renvoie à une connaissance culturelle importante (rares sont ceux qui, aujourd’hui, parlent le latin) corrélée à un capital social élevé : le latin reste un luxe acquis par une certaine éducation privilégiant une certaine forme de culture, celle de l’intellectuel. Dès lors, y recourir c’est afficher sa condition d’intellectuel et, au-delà de celle-ci, sa condition sociale. Nous retrouvons ici une autre variante du « sinistrisme », la sociale. Car s’il existe bien un « sinistrisme » politique et culturel, il en va tout autant du social. D’où, peut-être, cette fameuse « gêne » à recourir au latin, symbole d’un élitisme culturel et social. « Ça en jette » et « ça en jette » justement parce que c’est un luxe, luxe qui n’est donc pas donné à tout le monde. Qu’on nous pardonne une analogie qui ne vaut que ce qu’elle vaut, c’est-à-dire comme valeur d’exemple un peu grossier, et qui comparerait l’usage latin à une Rolex, c’est-à-dire qui ne vaudrait que par et pour le plaisir/prestige qu’on en retire (de soi vers les autres). Et en même temps, il nous arrive de rabaisser la manche de notre chemise sur notre montre comme on rabaisse nos lèvres sur les mots latins en train de se former : l’un comme l’autre nous procurant un sentiment désagréable puisque corrélé à une symbolique prestigieuse et privilégiée, elle-même résultante d’un certain niveau social (des autres vers soi).
Ces quelques hypothèses théoriques ne valent que pour ce qu’elles sont, des hypothèses. Il convient de souligner la limite de notre argumentation qui, soit dit en passant, se veut davantage une interrogation générale qu’une démonstration à proprement parler. Après tout, peut-être ne s’agit-il là que d’un cas bien particulier, mais toujours est-il que la fleur de la singularité possède toujours en elle le germe de l’universalité et que ce billet n’a de sens que s’il est vécu sur le mode du possible et donc du questionnement. Être conscient de ses pas permet de choisir son chemin d’homme. Et peut-être plus encore celui d'artiste.

2 Comments:

Jeremy Suyker said...

Pour l'intitulé en français, tu l'auras peut-être deviné, c'était moi.
Je l'ai changé, non pas parce que je trouvais que ça "péteux" mais pour permettre à un éventuel visiteur de "comprendre" l'idée du blog (un oeil mobile aux multiples facettes). Car à mon sens, ce qui dérange dans l'emploi du latin, outre le fait que son usage renvoie à un certain statut intellectuel et social discriminant, c'est qu'on ne le comprend pas. Et je crois, c'est malheureux, que l'Homme moderne préfère encore manger son plat froid que de se lever pour le mettre au micro-ondes. L'emploi du latin apparaît ici comme un obstacle à surmonter, un effort à faire, alors qu'il est tellement plus facile de cliquer sur "blog suivant".

Donc j'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir écrit une phrase en français (en y repensant, l'anglais ne serait-il pas préférable, si je suis ma logique?).

Pour le reste, j'ai lu ton billet, sans vouloir être mauvaise langue je dois être le seul, donc j'invite les autres troubadours à en faire autant. C'est "sociologiquement" remarquable!

PS: avis du groupe, "l'oeil qui bouge est un oeil qui voit" vous sied-il? ce n'était qu'une patte à modelée.

Anonymous said...

Je suis d'accord avec tout ce que tu as dis et te remercie d'avoir souligné l'aspect visuel général du blog et le fait que le latin puisse être un obstacle - je n'y avais pas du tout pensé. Belle image que celle du plat froid alors que le micro-ondes est à côté !

La phrase devrait être en anglais, même si le blog reste un curieux mélange des deux langues - notamment dans les titres. A méditer donc. Merci pour ta lecture, tes remarques et ton commentaire initial... point de départ de tout ça !

s