Thursday, March 19, 2009

Extrait Journal de terrain

Qu’est-ce qui fait quartier ? Quel est cet espace distendu entre les points d’une ville, punaisé à la périphérie de la métropole, rose à quatre vents qui n’indique aucun point cardinal ? Que sont ces rues, ces artères, ces lieux plus ou moins visibles, ces figures, ces visages ? Comment fait le profane pour voir sans regarder, entendre sans écouter, respirer sans sentir ?

Il y a de la misère à Moulins. Elle grouille au bas des marches, fume des mégots, boit au goulot, pisse au milieu du boulevard. Elle est édentée, éborgnée, abîmée, vêtue de frusques dénichées à la Croix-Rouge, vestons à carreaux trop grands, chemises aux cols élimées, parkas troués, pantalon en velours qui s’effiloche. Elle côtoie les jeunes fumeurs d’herbe ou de crack qui, l’hiver, trouvent refuge dans les stations de métro, l’œil poché par la défonce, mais le regard toujours vif, scrutateur, des fois que la police fasse une descente.
Le clochard s’enivre, apostrophe l’invisible, siffle la bouteille, le dealer reluque le réel, souffle la fumée ; tout le monde crache. Dehors, des Roms vont et viennent entre les caravanes, de la marmaille plein les bras, dont les petits doigts s’accrochent aux pompons des jupes, aux caftans misérables de ces femmes aux dents argentées. Une bouche d’incendie crache des jets d’eau : des gosses s’y abreuvent, des hommes, accroupis sur leurs talons, s’y rincent le visage et l’eau coule dans le caniveau, au milieu des détritus. Sous la pluie, tous pataugent dans les grosses flaques de boue qui tachent les mollets, trempent les bas et souillent les pantalons ; taches que le passant avisé évite en bondissant et que les autres ignorent et foulent.

Que dire de ces regards qui se fuient, de ces mondes qui se frôlent sans se toucher, si ce n’est du bout du nez, du coin de l’œil, de la pointe de l’oreille ? Il faut voir les yeux qui se plissent, les lèvres qui frémissent, les grimaces qui, une seconde, se dessinent sur ces visages fraîchement savonnés. Je ne jette la pierre à personne, ce serait condescendance de ma part, moi dont le visage est tout aussi fraîchement savonné. Mais je ne baisse pas les yeux, je ne me bouche pas le nez, je ne fais pas la sourde oreille. Il me faut tout regarder, tout écouter, tout sentir. Je ne peux pas détourner la tête et traverser l’espace comme un courant d’air, en laissant derrière moi, durant quelques secondes, un parfum fruité au milieu de l’air vicié.

J’en ai fait l’expérience en Inde. Face à la misère, la plupart des Blancs ferment les yeux. On ne veut pas voir le lépreux, le mendiant, l’intouchable. On regarde ailleurs, pour oublier la vision fugitive du bébé entouré de mouches qui pleure, nu et seul, sur le trottoir. On presse le pas pour distancer les mains tendues qui agrippent directement les chairs et tirent dessus, pour en palper la graisse, pour en tâter l’or. On oubliera les chiens crevés entraperçus sur le bord de la route, les caniveaux charriant étrons et excréments vers le fleuve où l’on se baigne, les gosses atrophiés qui rampent à vos pieds, s’accrochent à votre chaussette, le nez dans la poussière, les yeux gros comme la Terre. On voit sans comprendre les offrandes faites aux dieux, boulette de viande écrasée au pied de Ganesh ou de Shiva, assiette de riz déposée devant l’autel par des femmes au teint hâve et aux côtes saillantes entre les plis du sari. De tout cela, seuls demeureront les photos du Taj Mahal, du Red Fort de New Delhi, du palais des vents de Jaipur et la balade en rickshaw entre les vaches, les chameaux et les éléphants qui déambulent le long des rues, tandis qu’un pauvre bougre d’une cinquantaine de kilos tout mouillé tire les touristes qui font deux à trois fois son poids.

J’ai refusé de monter dans le rickshaw, avant de finalement céder face aux imprécations conjointes du guide et du conducteur. J’ai pourtant essayé de justifier mon refus, j’ai employé de bien belles et savantes formules, n’hésitant pas à parler de l’exploitation de l’homme par l’homme, des valeurs humanistes, de la morale philanthropique, de l’idéal hérité des grands penseurs ; on m’a répondu d’un seul mot : money. J’ai rangé Rousseau, Marx, Voltaire et tous les autres au fond de mon sac d’Occidental made in China et j’ai tendu mes roupies. De toute ma vie, jamais je ne suis senti aussi Blanc, aussi sale et aussi odieux que sur ce rickshaw. Mais que valaient tous mes discours, toutes mes idées, toutes mes croyances face à la nudité et à la crudité de la misère ? Ce jour-là, l’homme a baissé les bras, alors que sa conscience le harassait sans relâche ; il a payé sa lâcheté moins d’un euro.

Trois ans plus tard, je discute avec un clochard, au pied de l’IEP. Il m’offre un poème, quelques mots simples même pas de lui, mais qu’il accompagne d’un sourire. Je lui donne deux tickets restaurant, quelques cigarettes et, assis l’un à côté de l’autre, nous parlons de choses tellement banales que, pour beaucoup, elles ne veulent plus rien dire. Le froid, la faim, la solitude, les petits matins d’hiver, la neige de décembre, les repas chauds, l’insécurité des foyers, la dignité d’un homme, malgré tout. Autant d’aspects de la vie qui nous sont inconnus. Nous n’avons pas à nous battre pour être, nous sommes, tout simplement. Mais le voici qui déjà repart, il connaît une brasserie où le café n’est pas trop cher. Avant de s’en aller, il me dit son nom et me demande le mien. Une poignée de main est échangée, elle dure un peu plus que de coutume, lui comme moi trouvons de la reconnaissance dans le regard de l’autre. Il s’éloigne, je reste : une histoire comme une autre. Il faut tout regarder, tout écouter, tout sentir ; voir, entendre, respirer ne suffisent plus, ils ne renvoient qu’une image tronquée du monde : la nôtre.

1 Comment:

Anonymous said...

tellement vrai... très bon recul... bravo

s