Sunday, March 29, 2009

Extrait Journal de terrain: Des considérations sur la culture, parade d’ouverture de Lille 3000.




« Tu seras solitaire parce que la culture est aussi une prison »
Aldous Huxley

Samedi 14 mars. À 19 heures, le centre de Lille est noir de monde. Sur la rue Faidherbe, les poupons démoniaques trônent sur leurs autels de béton. Des ballons illuminés flottent sous la bise et éclairent par intermittence les visages des gens. On se presse sur les marches de l’Opéra, le long de la rue des Manneliers, autour de la Grand Place. On joue des coudes, on se fraie un chemin parmi la masse, on se bouscule gentiment, l’heure est à l’émerveillement. Puis, la gare s’enflamme, des jets de feu bondissent au-dessus de l’horloge tandis qu’un mannequin gigantesque tout droit sorti de Métropolis commence à se frayer un chemin au milieu de la foule. Les appareils photo crépitent, chacun y va de son gadget pour immortaliser la scène. Des chars forment la suite du cortège : musiciens ambulants dignes du No Smoking Orchestra de Kusturica, acrobates suspendus aux mailles d’une énorme boule en mâchefer, percussionnistes tambourinant à plusieurs mètres d’altitude. Les bâtiments, éclairés de pastels multicolores, brillent dans la nuit : l’Opéra se drape de reflets lilas, la vieille bourse d’éclats mauves, la déesse de la Grand Place de feux follets indigo. Les façades de La Voix du Nord et du Furet du Nord étincellent sous les éclairages bleutés des projecteurs, tandis que le dernier char, celui de la Turquie, se faufile vers la rue Nationale. Debout dans un coin, un gros DJ chauve mixe sur ses platines. Les enceintes crachent de la musique électronique, de lourdes basses tressautantes, à peine masquées par une mélodie d’oud ou de luth qui tente de donner une note orientale à la prestation. Devant le DJ, une danseuse orientale se trémousse sous les vivats de la foule, accrochée à un des quatre poteaux du char. On est censé y voir l’Orient, je n’y vois qu’un certain Orient, celui de l’Occident.


L’événement culturel lillois de l’année 2009 soulève plusieurs questions. Placé sous le signe de la culture (mais laquelle ?), il propose quatre mois de manifestations en tout genres (mais pour qui ?) qui embrassent une vision de l’Europe élargie courant de la Turquie au Kazakhstan. Pourtant, à bien regarder la parade d’ouverture de Lille 3000, quelque chose gêne, une ombre gâte ce tableau si savamment orchestré. Les gens, d’abord. De ce que j’en ai vu, le public est avant tout familial, on est venu avec les petits juchés sur les épaules. Jeune, ensuite. Des adolescents, vêtus de noir, de gros bonnets sur le crâne, d’épaisses chaussures en cuir, mi-punk, mi-gothique, éclusent quelques bières, partagent un pétard. Des étudiants, moins sombres, plus sobres, la plupart en couple, se frottent les mains : le froid s’engouffre sous les cols des chemises, remonte le long des bas, se faufile sous les écharpes, arrache un petit frisson. Ça se recoiffe, mèche blonde rejetée sur le côté, en attendant le début de la parade, ça trépigne un peu d’impatience dans ses Todd’s fraîchement cirées. À bien y regarder, je suis frappé par le mimétisme des individus. Familles, enfants, ados un peu austères qui ne demandent qu’à être éblouis, étudiants « bon chic, bon genre », jeunes pousses un peu inquiétantes dans leur orgueil, et qui, parfois, prisent la culture comme la cocaïne, pour briller le temps d’une soirée.

Je cherche des visages familiers, ceux que je croise tous les jours dans le « quartier ». Où sont les jeunes qui jouent au foot au pied de la Filature, les vieux sages aux chapeaux mous, les femmes aux boubous de feu, aux tresses d’ébène, à la peau de jais ? Où sont les éclats de rire tonitruants et les voix de baryton qui s’apostrophent d’un trottoir à l’autre ? Où sont les grandes gueules qui roulent des mécaniques, jeunes loups avides d’espoir dans la bergerie de l’exclusion ? Que diraient-ils de ce char mené par un DJ obèse, de cette danseuse du ventre qui tient davantage de la strip-teaseuse que de la muse ? Du chant traditionnel du luth et l’oud écrasé par les basses, petit orphelin perdu entre les interstices de notes saturées ? Est-ce vraiment cela que nous voulons, une uniformité globale qui ne se distinguerait que par quelques pauvres spécificités, histoire de ne pas trop renier la tradition ? Il me semble qu’il y a là un formidable paradoxe propre à nos sociétés, elles gomment les différences tout en croyant les mettre en avant.



Ce soir la culture est festive. À minuit, la Grand Place se transforme en discothèque à ciel ouvert, rythmé par les trépidations des machines qui font trembler les fondations de la ville. Mais est-ce vraiment cela la culture ? Est-ce cette espèce d’hostie que les institutions délivrent avec toute la liturgie d’une grande messe ? Quant a le basculement a-t-il eu lieu ? Quand la culture et la fête se sont-elles confondues ? Mais peut-être est-ce moi qui ai une vision erronée de la chose. J’ai toujours considéré la culture comme un acte solitaire, dans le recueillement d’un musée, dans le silence de la lecture, dans l’étude ascétique d’un tableau, loin des orgies intellectuelles de quelques faux esthètes s’extasiant devant un monochrome ou pérorant pendant les vernissages, la bouche pleine de petits-fours. J’y vois un don, de soi et de l’autre, qui nécessite du temps pour être apprivoisé, pour être apprécié. Je ne me reconnais pas dans cette conception uniforme et globale de la culture, où l’art est devenu une excentricité, plus proche du ridicule qu’il ne l’a sans doute jamais été depuis que l’homme a croqué son premier aurochs à Lascaux. Je me souviens d’une exposition à Beaubourg, il y a quelques années. L’artiste, dont le nom m’échappe, exposait ses tampons hygiéniques. Trente ans de menstruation religieusement conservée sous verre et annotée mois après mois, année après année. Je me rappelle les regards envoûtés, perdus dans la contemplation de « l’œuvre », les petites remarques, parfois salaces, souvent savantes, échangées entre les gens, on y discutait courant, mouvement, esthétisme, révolution artistique.

Douloureux constat de la perversion de l’artiste qui, par sa prétendue audace, isole davantage qu’il ne rassemble. Cette « déviance » (ou spécialisation) de l’art dans la provocation n’est-elle pas en soi néfaste ? Pièces de théâtre minimaliste, abstraction du sujet, distorsion des codes, jeu permanent sur le décalage, contemplation figurative sont autant de modalités qui caractérisent certaines manifestations culturelles. Je pense notamment à Sigalit Landau, artiste israélienne adepte du « body art » (art corporel), qui se filme nue en train de faire du hula hoop avec des barbelés sur une plage palestinienne. Je suis bien mal placé pour dire si ce genre de pratiques relève ou non du domaine artistique, je constate simplement un double goût pour l’audace (la nudité et la mutilation du corps), ainsi qu’un message politique véhiculé par une prestation (la souffrance des Palestiniens dans les camps) volontairement dérangeante. La question n’est pas de savoir si le film de Landau est une œuvre artistique ou non - qui pourrait le dire ? - mais plutôt à qui il s’adresse.



Autre exemple, celui de l’exposition « Vide, une rétrospective » à Beaubourg. Les salles du musée, entièrement vides, sont ouvertes au public qui vient y voir… du rien. « C’est l’aporie et le négatif de l’envers des choses, dans une situation postmoderne de l’appréciation du contour du néant » écrit sur Nadia B. sur le blog de « Lunettes rouges » qui recense l’ensemble des expositions parisiennes en cours et passées. À titre indicatif, l’exposition n’est pas gratuite, même s’il n’y a rien à voir. Ce vide, résolument artistique (on compte six commissaires et un catalogue de 500 pages) pose lui aussi la question du public : qui vient voir du néant ? Le témoignage de Nadia B. est révélateur d’une conception ultra intellectualisée de l’œuvre d’art, à tel point qu’il en perd tout sens, et qu’on en vient à se demander s’il faut nécessairement avoir un doctorat en histoire de l’art ou en philosophie pour pouvoir apprécier une telle manifestation culturelle. Il me semble qu’une nouvelle fois le fond du problème est ici : à qui s’adresse l’œuvre d’art ? La culture doit-elle se conjuguer avec un diplôme ou un capital social élevé pour être recevable ? Est-elle affaire d’intellect ou d’affect, de raison ou de tripes, de tête ou de cœur ? Et le meilleur moyen de masquer le fossé toujours grandissant de la culture n’est-il pas encore de la vendre, au premier jour, comme une immense fête populaire menée tambour battant par un DJ et une strip-teaseuse ?

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