Saturday, April 12, 2008

Louis le Tueur

Il y a un chemin. Il part d’ici et descend vers la ville. Le Tueur aperçoit la crête des maisons. Les filets de fumée et les antennes et le tracé des fils électriques courant les toits. Les quarts de cercles, cercles et demi-cercles décrits par le vol précis des mouettes. La ville est protégée par des remparts s’élevant –selon l’oeil affûté du Tueur- à plus de dix mètres. Elle est ancrée dans une espèce de crique. Il se figure l’endroit comme un théâtre romain. La mer et ses vagues forment les gradins. La ville, ouverte sur le désert bleu, est la scène où il effectuera ses prouesses assassines. Une heure pour trouver Louis et finir le travail. Louis qui se cache quelque part dans cette ville que le Tueur ne connaît pas. Soixante minutes c’est peu, mais cela suffit au Tueur qui est un As. Il descend le chemin, s’approche de la ville, se rapproche de sa cible descendant le chemin. Louis est chez sa mère. Il mange, mais le coeur n’y est pas. Son estomac est noué. Il a eu cet appel dans la nuit. Une voix au bout du fil, qui le met en garde et lui dit... Il peut sentir sa présence. Son odeur est enfin arrivée. Plus de ventre, la douleur s’est tue, laissant place au léger frisson qui parcours ses mains pour lui rappeler ce qui l’attend. Pourtant il fait l’effort de manger, avalant chaque bouchée du gâteau. Aujourd’hui Louis à trente ans. Le Tueur arrive devant l’imposante muraille qui encercle la ville et s’allume une cigarette. Il longe………………… le mur de pierre et sa mère ouvre le placard. Elle en sort un petit paquet bleu qu’elle dépose sur la table. Louis regarde le bleu et se souvient : six ans, peut-être sept. Ses amis se pressent autour de lui, autour de son paquet bleu. Ouvre Louis ! Ouvre ! mais Louis est perturbé : il y a parmi ses camarades un garçon qu’il déteste. Il ne comprend pas sa présence. Sa mère ? ne pas faire de jaloux ? Mais ce garçon le dérange, il nuit à la joie que Louis voulait entière. Il gâche tout. Louis doit pourtant ouvrir son cadeau.……………….. lentement, il déballe le paquet, détachant les petits bouts de scotch qui assujettissent les coins du papier entre eux. Portant le ruban à ses dents trentenaires, il le rompt d’un coup net et propre. Le Tueur marche dans les rues, disparaissant et réapparaissant dans le clair-obscur. Il ne croise personne car il a choisi son heure… c’est un tueur. Des briques rouges derrière une toile de graffitis qui s’étire là. Des lettres informes des couleurs fades se dégagent des murs pleins d’une sombre poussière. « INFRA » ; « ZONE » ; « RAW » autant de cendres d’un lointain passé. Il se perd dans le décompte de ces signatures insensées, de ces hiéroglyphes urbains oubliés. Là-bas, il y a des mouettes qui se disputent les boyaux d’une poubelle renversée, elles s’entretuent pour avoir la meilleure part du gâteau. Le gâteau. Le Tueur pense à un poème qui dit peut-être: « Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une noblesse irrésistibles». Les mouettes font un bruit insoutenable, il presse le pas et c’est une montre. Elle est lourde et sans doute un peu chère. Le cadran est à fond bleu, un bleu océanique, comme celui du paquet. L’acier du bracelet. Lorsque la peau de Louis rencontre le métal glacé le Tueur allume une autre cigarette. La contempler -essayer de la contempler- et embrasser sa mère. Arrive le café. Mais même avec le noir breuvage chaud dans la gorge de Louis Louis tremble. Sa mère lui parle, mais il n’entend pas. Ses oreilles sont mortes de trouillent. Il coule un regard absent sur la table, sur la nappe aux losanges roses et carrés blancs, sur le gros cendrier en cristal, et se dit : « Mort comme ces cigarettes ». *** Je vais aller sur la plage et l'attendre. Il arrivera par derrière et il saura quoi faire. Tel un loup, il fondra sur l'agneau et n'en fera qu'une saignée. Oui c'est ça je vais aller faire un tour sur la plage. Il sera là. Je m'approcherai en silence pour le prendre par surprise. Il n'aura pas l'ombre d'une chance. Le Tueur est fatigué ; heureusement ce banc fera parfaitement l'affaire. Il voudrait tout plaquer, se mettre à autre chose. Pourtant quelque chose le poursuit et l’anime d’une énergie insoupçonnée. Il se sent millénaire et pauvre, alors pourquoi décrocher maintenant ? Non, il faut finir le travail, vite et proprement. Mais on pourrait aussi prendre son temps, n'y avait-il pas un petit troquet sur la place, là-bas derrière ? Louis est fatigué. Il voudrait que cette journée s'engouffre en lui et que tous deux disparaissent. Dans les rues, le ventre vide et lourd, la peau brûlée par la froideur de sa montre. Il souffle contre le vent. Les mains dans les poches, il écoute un dernier morceau de musique. Comme toujours, la mélodie laisse place à la rêverie : il est sur la plage. À ses pieds un petit trou pratiqué dans le sable, au fond duquel un objet absorbe la lumière du soleil et l’éblouit. Les mouettes forment des quarts de cercles, cercles et demi-cercles sur la nappe bleue de la terre. Louis se bat, il cogne, il coche, il encaisse dans le sable les coups du Tueur. À la fin, il se relève, haletant. L’adversaire est vaincu. Mais Louis est trentenaire. - Avez-vous l'heure Monsieur? Le Tueur relève sa manche et Louis découvre une montre identique à la sienne. Le même bleu océanique serti de la même monture, le bracelet est... - Je crains que les aiguilles se soient arrêtées. Elles indiquent midi, mais il doit être proche de 14h. - Je n'ai plus besoin de la mienne, vous n'avez qu'à la prendre. Le Tueur range son arme et prend la montre que lui tend Louis - C'est gentil, en échange je vous prierai d'accepter ce couteau. - Un couteau ? mais pour quoi faire… - Comme ça, pour vous défendre - Me défendre de qui? - Qui sait ? de vous-même peut-être. Le liquide vert coule le long de sa gorge et lui brûle le ventre. La jeune fille au comptoir, essuie les verres et les range sur une étagère. Puis elle revient à son évier et recommence la même manœuvre. Péremptoire. Ses bras sont fins et secs d'avoir séchés des verres mouillés. L'absinthe fait son effet et le regard du Tueur se pose sur cette poitrine blanche. Tableau souple et généreux sur ce corps en pierres de peau. Dans la chambre étendue sur le lit, nue. Les ongles plongés dans le satin des draps et sa bouche, prisonnière. «Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l'atmosphère; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui...» les mots resurgissent dans la tête du Tueur, clairs et limpides comme autrefois ; mais ils ont perdu leur sens, un peu comme les chansons surannées des troquets, et ces écritures sur les murs de la ville. Il referme la porte doucement, laissant derrière lui son corps refroidi. La vaisselle finie, la serveuse s’est attaquée à la vitrine. Le Tueur la regarde frotter les vitres peroxydées. Un homme passe dans la rue, méconnaissable dans la poussière des carreaux. Louis regarde ses souliers saupoudrés de sable. Il traîne des pieds en pensant à son absence de pensées. Traversant la ville, il passe par la place à la fontaine, dépasse un troquet sans regarder la jeune femme qui le voit. Dans le jardin, ils complotent contre l’intrus. Louis veut se venger de cet anniversaire ruiné. Il leur propose de l’emmener sur la plage et de lui jouer un sale tour. Louis, qui vient d’avoir huit ans, lève la tête et fait signe à Gaston de se joindre au groupe. « On va sur la plage, tu viens avec nous? » Sur le sentier de traverse, ils courent à tue-tête, entonnant des chants idiots. Gaston, que son petit cœur gras empêche de courir, se retrouve seul derrière. Lorsqu’il arrive sur la plage il n’y a plus personne. La nuit tombe et le petit à la pétoche. Courant ahanant à travers le chemin que l’obscurité est venu rétrécir, il les maudit pour ce coup fourré. Soudain, fondant sur lui, menaçantes, des voix bestiales surgissent de tous les côtés. Il se retrouve au sol, plaqué par des mains assurées qui le cognent, arrache ses vêtements, lui bourrent la bouche de terre…………… Les cris se dissipent, emportant dans leur sillage des insultes et ce refrain : « Les Gastons, c’est comme les pigeons ! plus c’est con plus ça nous embête ! Les Gastons, c’est comme les pigeons ! plus ça nous embête plus on devient con ! ». Sous les étoiles, étendu parterre, nu. Les ongles plongés dans la terre et sa bouche, prisonnière d’une haine amère. Le Tueur est un grand maigre. Sa peau malingre est percée d’un œil bleu. Son nez languide cache une mystérieuse souffrance. Ses lèvres sont pincées d’amertume. Le chemin est loin derrière lui maintenant et dans ces rues qui sentent la mer le Tueur retrouve Louis. Une traînée de sable l’a conduit jusqu'à lui. La plage. Sur l’avant-scène, il salue les vagues qui l’acclament. Louis sourit, visiblement séduit par ce tueur si talentueux. Les deux hommes se font à présent face. - Très fort ! Louis tape dans ses mains - Vous m’avez pourtant donné du fil à retordre - Pardonnez-moi - N’en fait pas tant, c’est mon métier après tout ! Ils rient. Un silence venteux se glisse entre les deux hommes et la mer. - Et maintenant ? - C’est l’heure, dit le Tueur - Que suis-je sensé faire ? - Rien. Contentez-vous d’avancer, je serai derrière vous - Vous me suivrez de près ? - Oui, de très près - Et aurai-je le droit de me retourner ? - Cela ne vous avancerait à rien - Même pas à voir ? - Non. Car même si tu te retournes je serai toujours derrière toi. Vu du ciel, l’homme allongé sur la plage paraît sourire. Il tient dans sa main droite un couteau. À quelques mètres de lui, au fond d’un trou creusé dans le sable, un objet en acier renvoie la lumière du zénith. Une lumière aveuglante qui vous oblige à fermer les yeux.

1 Comment:

Anonymous said...

Lou the killer : chronique d’une mort annoncée ?

Louis le tueur a deux mérites me semble-t-il. Premier, et non des moindres, la juxtaposition scénique qui n’est pas sans rappeler le cut-up à la Burroughs. Mais, connaissant l’auteur, je miserais davantage sur un long travelling qui suivrait les personnages l’un après l’autre, à la manière de la scène d’ouverture de Douze Hommes en Colère. Cela étant, peu importe de donner un nom à cette technique, elle ne saurait, pas définition, être figée par une appellation d’origine contrôlée.

Deuxième mérite, une dimension quasi dionysiaque, dans le sens mythologique du terme. Dionysos, dieu des jonctions, des contraires et oppositions, des ambiguïtés, de la mort et de l’hiver. Le tout dans un cadre Apollonien : la plage, la mer, le petit village perché sur une crique qu’on imagine grec ou chypriote. À l’image du dieu dont le nom selon une variante étymologique signifie « deux-fois né », la dualité est filée de la première à la dernière ligne. Louis/Le Tueur, personnage(s) obscur(s), sortes de Janus des Tropiques tournés tant vers le passé que l’avenir, à la croisée des chemins. Pour Ovide ce double visage gémellité symbolise le pouvoir sur le ciel, sur la mer et sur la terre. Gardien des portes comme douanier de tous les chemins, Janus est tout autant en devenir qu’en ayant été. Bref, un capricorne a parfaitement su appréhender toute la subtilité d’un gémeaux.

En guise de conclusion, même « si l’inutile est de conclure » comme disait Flaubert, une mise en garde. La lecture est parfois victime de sa construction audacieuse : elle demande une attention particulière notamment aux changements de plan. Pas vraiment une critique, seulement une observation. Qui, d’ailleurs, n’enlève rien à la qualité du texte.

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