Sunday, December 16, 2007

L'étrange nuit de Monsieur et Madame ou l'étreinte présente n'a rien perdue de sa vigueur d'antan (ou si peu)

Lorsque le grillon accorda ses ailes à la température de la nuit et entonna sa sérénade, Monsieur et Madame faisaient de même, enfermés à double tour au premier étage de leur maison. Monsieur, malgré le tremblement qui lui envahissait les jambes, restait pragmatique. Il déboutonna sa chemise et la plia en trois sur le dossier de la chaise, puis enleva son pantalon dont il inspecta le pli avec parcimonie. Il déroula ses chaussettes et les remis ensuite à l’endroit, une dans chaque chaussure. Devant l’incongruité de la situation, Monsieur s’autorisa un geste dont la folie avait pour équivalence son désir. Il tira sur l’élastique de son slip et d’un tour de main l’arracha. Puis, il l’envoya voler à l’autre bout de la pièce. Il était maintenant nu, le corps un peu flasque et pas bien droit, la main posée sur le côté. Monsieur se disait qu’il avait l’air d’une statue, d’un bel éphèbe aux formes parfaitement épargnées par le passage du temps. Mais Madame, qui regardait son mari dans toute la simplicité du premier jour, ne semblait pas partager cette opinion, qu’elle ne pouvait d’ailleurs deviner. Elle avait devant ses yeux un homme à la stature un peu gauche et somme toute assez gâche. Un homme dont les vêtements pliés consciencieusement sur le dossier de la chaise semblaient la narguer, lui renvoyer ses envies au visage, les reléguant entre l’ordre et la discipline. Monsieur cependant était très fier de son petit effet et croyait interpréter le silence de sa femme comme une sorte d’hommage à ce geste plein de fougue qu’il venait de s’octroyer, comme un enfant s’offrant une confiserie. Il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, que Madame paraissait dubitative, un brin sceptique face à ce lancer de slip, dont le geste, elle le reconnaissait, s’il avait été parfaitement maîtrisé manquait cependant complètement d’érotisme. Mais Monsieur se vantait dans certains cercles de sa connaissance de faire preuve d’un pragmatisme certain. Il ne s’arrêtait pas à de menues considérations et la main toujours sur le bassin, il s’avança tel un fou sur l’échiquier de l’amour vers le lit conjugal. Madame avait pieusement relevé la couette sur son corps dénudé, ne sachant pas si elle voulait conserver une pudeur nostalgique ou au contraire exacerber l’esprit de son mari en le forçant à imaginer plutôt qu’en lui donnant à voir. De l’esprit, Monsieur croyait en posséder en quantité, il se voyait volontiers comme un véritable nabab lorsqu’il s’agissait de considérer sa personne sous cet angle. Ceci explique qu’il crut que son épouse maniait le désir comme les affaires, d’une main de fer. Cette pensée, qui le traversa en un éclair, l’excita en profondeur. Il marchait très lentement, de manière presque exagérée, et d’une drôle de démarche car son corps ondulait avec ce qu’il pensait être de la grâce. En vérité, et Madame en convenait, ce mouvement tenait davantage de la graisse. À la décharge de Monsieur, il faut reconnaître qu’il restait néanmoins un soupçon de charme derrière ce ventre bedonnant, que les cocktails avaient rendu fertile en lipides. Il fallait certes creuser un peu, forer même aurait dit Madame, et dépasser des épaules voûtées, un sternum un peu creux, une peau distendue et flétrie, qui reflétait une carence en vitamines B et couvait probablement une maladie cardio-vasculaire, ainsi qu’une panse gargantuesque, qui aurait effrayé Pantagruel lui-même. Derrière cette carcasse dodue qui tenait du poulet engraissé de farines transgéniques, Madame croyait déceler un vestige du temps passé, un écho à peine audible de cette rencontre fortuite vingt-cinq ans plus tôt. Un soupçon ou une nuance qui lui évoquait la férocité d’un regard, la beauté d’un murmure glissé contre son oreille, l’éloquence d’un geste anodin dont la beauté n’avait d’égal que la banalité. Madame, à vingt ans s’autorisait à cultiver la métaphore et se comparait bien volontiers à une citadelle inébranlable, dont le blason virginal avait suffi à repousser des armées entières de prétendants. Pourtant, Monsieur, en stratège hors-pair, avait su exploiter les brèches d’une construction qu’il avait jugée, au premier regard, comme poreuse. Le siège avait duré quatre mois. Quatre mois de souffrance intenses pour Madame, qui, au bord de la famine, s’était résigné à dévorer l’espoir lui-même, telle une bête anthropophage. Elle capitula cependant, et Monsieur, en César triomphant, avait eu la galanterie de déposer sa couronne de lauriers à ses pieds, lui offrant ainsi de faire d’elle une reine. Madame subie alors le contre-coup de cette campagne éprouvante et crue qu’elle allait défaillir. Monsieur, sentant soudain qu’il lui fallait agir rapidement, eu une inspiration qu’il qualifia plus tard de divine. En effet, au moment où Madame commençait à tourner de l’œil, son visage s’étant déjà recouvert d’un linceul blanc, que Monsieur interpréta comme le plus mauvais des présages, ce dernier lui passa la bague au doigt. Madame apprit alors que sa virginité avait un prix sur le marché du désir, et elle estima que le joyau qu’elle avait au doigt correspondait tout à fait au coût de celle-ci. Elle épousa Monsieur dans la foulée qui fut suivit du rugissement d’une berline d’où s’échappait la traîne de sa robe de mariée ainsi que des applaudissements d’une petite foule qui n’avait d’yeux que pour eux. Madame s’enivra au vin du plaisir, et de novice devint vite experte, œnologue de renom qui, à la couleur, savait instantanément juger de la qualité de la bouteille. C’étaient ce genre de réminiscences qu’elle éprouvait en ce moment, tandis que Monsieur se couchait à ses côtés. Malgré tout, Madame éprouva un frisson d’angoisse. Son ivresse de jeunesse avait cédé le pas dans les années suivantes à un alcoolisme notoire dont Monsieur parvenait difficilement à étancher la soif. Bien résolue à en finir avec ce qu’elle pensait être une maladie, Madame avait opté pour la méthode forte. Elle s’était sevrée sans préavis du jour au lendemain. Face à la résolution tyrannique de sa femme, Monsieur, dans un premier temps avait paru rassuré, puis s’était peu à peu mis à regretter ces périodes d’insouciance où son épouse, possédée par le démon éthylique, s’effondrait contre lui au bord du coma. C’est pour cela que lui aussi appréhendait cet instant et c’est pour cette raison précise qu’il avait jeté son slip comme un lanceur de javelot, afin de briser l’atmosphère pataude dans laquelle tous deux s’enlisaient. Il tenta alors une approche en douceur, car, avec le temps, sa bestialité conquérante s’était effritée. Il caressa la cuisse de Madame du bout du doigt, d’un mouvement d’une grande douceur qui parcourait doucement sa peau. Madame cligna quatre fois des yeux, et aussi rapide que fut ce geste, Monsieur l’aperçu néanmoins. Cela renforça sa confiance et il laissa alors son doigt vagabonder dans ses contrées tout aussi familières qu’inconnues, une sorte de carte dont lui seul possédait la boussole mais où il continuait à se perdre malgré tout. Madame eut un gémissement et Monsieur se sentit revigoré. Il s’enfonça alors dans ces contrées terribles, réputées pour leur sauvagerie, armé de sa seule bravoure et marchant tel le dernier homme vers le paradis perdu. Monsieur, tout comme Madame, péchèrent ensemble ce soir-là, croquant dans la même pomme dont la discorde les accordèrent tout à fait. Et lorsque le grillon devint aphone, le larynx usé à force d’avoir trop roucoulé, Monsieur et Madame s’endormirent l’un contre l’autre. Épuisés, usés, heureux.

0 Comments:

s