Monday, December 03, 2007

Le dernier homme

1
Le dernier homme n’en était pas un. Nul n’aurait pu lui donner un âge, malgré les rides qui jalonnaient son visage comme autant de crevasses et la barbe qui tapissait ses joues d’un duvet blanc de gris. Si quelqu’un l’avait aperçu, assit les jambes en tailleur sur un bout d’autoroute face à la plaine ravagée, il l’aurait pris pour un ange tombé de là-haut. Mais, le dernier homme n’avait rien d’un ange, c’était une bête. Non pas une bête de foire qu’on aurait pu exhiber la mâchoire retroussée derrière les barreaux d’une cage, ni même une bête monstrueuse qui aurait rôdé dans les bois à la nuit tombée. Non, le dernier homme était ce que la bête est à la belle, son propre reflet. Car le dernier homme était assurément beau, et ce selon tous les canons esthétiques de toutes les époques confondues. Il se dressait là, face à l’aurore et le soleil irradiait la férocité de ses traits, soulignant les plis de sa peau et la force de son corps. Ceux qui l’avaient connu avant de disparaître à tout jamais, murmuraient qu’il avait su charmer la mort elle-même, qu’il était devenu son amant et que de fait, cette dernière, comme preuve de son amour, lui avait fait don de l’immortalité. Mais beaucoup d’histoires avaient couru sur le dernier homme, laissant dans leurs sillages leurs flots d’orgueil et d’avarice. Et à la fin, il ne restait plus qu’elle et lui.
2
Il se disait merde de merde de merde, elle arrête pas de bouger la conne. De fait, la femme en face de lui remuait comme jamais et elle disait je cherche la lumière tu comprends, la meilleure lumière possible, c’est tout. Lui la voyait parfaitement la lumière, il la comprenait depuis toujours, il avait su l’apprivoiser au fil des années tout comme son ombre. L’une n’allait pas sans l’autre. Ce constat, aussi banal fut-il était la pierre philosophale de sa profession. Écoute Madone, dit-il, t’occupe pas de la lumière, c’est mon boulot. Contente-toi de prendre la pose et de sourire d’accord ? Mais Madone ne souriait plus, elle grimaçait et montrait les dents comme une chienne. Tu te prends pour qui, demande t’elle, Doisneau ? Alors, il soupire et détourne le regard. La veille au soir sa queue lui avait dit, l’amour n’existe pas, je l’ai tué. Sur le moment, il n’avait pas voulu l’écouter, il était trop occupé à suer toute la testostérone de son corps, mais maintenant il se disait, t’aurais pu l’épargner, sale garce. La Madone l’injuriait, elle lui disait tu te prends pour un artiste mais t’es une petite merde. Il la photographia à cet instant précis, au moment où la haine déformait ses traits, où le masque de sa beauté fondait pour laisser la place à ce qu’il y avait en dessous, tapi sous le mascara et le fond de teint, une laideur tellement belle qu’il manqua de chanceler. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il eut entre les mains la photographie développée qu’il apprécia vraiment ce que ses yeux sur le moment n’avaient que distingué, le démon sous la chrysalide de la nymphe. Il lâcha le cliché et s’effondra sur son lit, avec sous les yeux le visage de la Madone qu’il le regardait. Ce n’est pas de la Madone qu’il tomba instantanément amoureux mais de celle qui se trouvait derrière elle, dans son ombre, et dont le sourire était encore plus diabolique. Ce soir-là, il hypothéqua son cœur. Ce n’est que cinquante ans plus tard qu’il comprit que la force de son amour se mesurait à l’aune de sa souffrance.
3
Paris, 70 ans après Hu Jintao. Cher ami, Je me permets de me rappeler à votre bon souvenir, depuis ce café dans lequel nous avons bu tout notre saoul. Figurez-vous que le Cadran est toujours au même endroit, et que le temps n’a pas eu raison de ses charmes. Vous rappelez-vous cette époque lointaine lorsque nous évoquions John Fante avec ce serveur dont le nom aujourd’hui m’échappe ? Le pauvre homme est mort depuis une éternité mais son souvenir continue à hanter ce lieu, de la même manière que les spectres de notre jeunesse. Je nous revois presque assit contre la fenêtre à écouter la pluie tomber, vous avec votre grog et moi avec mon chocolat. Nous ne sommes plus que deux aujourd’hui, vous et moi et nos souvenirs. Ma vie, aussi longue fut-elle ne va pas tarder à s’éteindre à son tour et ce, sans aucun regret de ma part. Je la laisserais filer entre mes draps, sans chercher à la retenir et ma dernière pensée sera pour vous, mon ami sans âge. Je me souviens de la première fois que je vous ai vu, dans ce pull violet estampillé du nombre sept, juste avant un cours de mathématiques. Et je me souviens aussi de notre dernière rencontre, lorsque vous poussiez mon fauteuil roulant sur cette plage au sable chaud. Vous vous accrochiez avec la même attention à la diatribe confuse d’un vieillard qui s’imaginait encore être votre compagnon de jeunesse. Malheureusement, il est l’heure pour moi de trinquer une dernière fois et de fermer les yeux bien sagement. Ma vie a été tantôt douce, tantôt amère, mais j’en ai tiré une grande joie. Je ne suis pas effrayé par cette tombe qui m’attend les bras grand ouverts, et je n’aspire qu’à une seule chose, un repos bien mérité. Considérez cette missive comme le gage de mon amour et souvenez-vous de moi comme l’ami fidèle et sincère que je crois avoir été. La paix soit avec vous, Affectueusement.
4
Il tenait entre ses doigts gourds la lettre de son plus vieil ami, dont le papier jauni et craquelé tremblait sous la bourrasque. Une larme aurait pu couler contre sa joue, mais l’éternité avait suffit à tarir ses sanglots à jamais. Il se contenta de baisser la tête et de regarder les lézardes de terre brune qui courait sous ses pieds. Il savait qu’elle se trouvait juste derrière lui, et que par pudeur ou cruauté, elle se retenait de le serrer dans ses bras. Son Eve ne le regardait même pas, elle ne voyait pas la silhouette courbée et squelettique de son Adam, ni n’entendait les battements de son cœur, qu’elle avait pris des siècles plus tôt. Son regard se perdait à l’infini, bien au-delà de ce qu’un simple mortel aurait pu voir, au-delà même de l’horizon, vers ce lieu dont elle était orpheline et qu’elle espérait retrouver un jour. Elle savait qu’il ressentait sa tristesse comme si elle avait été sienne, et que par pudeur ou cruauté, il se retenait de la serrer dans ses bras.
5
Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, la photographie était posée sur son oreiller. Elle le regardait avec des yeux remplis d’amour comme après une longue nuit d’extase. Il se perdit dans l’abîme de ce regard éternel, l’étreignant de toute la force de son âme. Il y eut un baiser, dont le soupir défia toutes les lois de la rationalité, un baiser qui les plongea dans des senteurs de soufre et de camphre, dans des relents de chair et de sperme, dans des abysses de larmes et de souffrance, dans des ciels d’azur et d’opale, jusqu’à les entraîner au-delà de l’univers, vers des mondes qui les étourdirent complètement et dont ils ne revinrent pas indemnes. Il en ressortit brisé, ayant égaré en chemin un morceau de lui, et elle, elle hurla, un long râle de démence qui ressemblait fort au premier cri qu’elle poussa en venant au monde. Alors qu’il réalisait qu’il venait de perdre sa vie, la mort se rendit compte qu’elle venait de gagner la sienne.
6
Et ils vécurent ainsi jusqu’à la fin du temps lui-même, main dans la main, pour l’éternité.

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