Friday, November 02, 2007

Jo Kraszewski

Quand Jo Kraszewski rentrait chez lui le soir, le pantalon blanc de plâtre et le visage noir de suie, la Lisette lui servait la soupe. Un ou deux morceaux d’abats, mijotés dans un ragoût qui tenait plus du glaviot que de la soupiotte. Mais Jo, lui, il mangeait quand même. Il mâchait lentement pour bien sentir les chairs craquer sous ses molaires et à chaque bouchée il se rinçait la buccale en s’envoyant un petit ballon de rouge. Puis, il s’essuyait la bouche et la moustache avec sa serviette, qu’il repliait ensuite en quatre et qu’il posait à gauche de sa fourchette, et se roulait une cigarette. La Lisette, elle faisait pas de désert. C’était rien que le bouillon, le quignon de bidoche et le croûton pour récurer. Alors Jo, il en réclamait point, bien sur. L’avait pas été élevé comme ça de toute façon. Il se contentait de fumer sa sèche en sifflant sa chicorée. Pendant ce temps-là, la Lisette elle frottait avec du gros savon noir sa gamelle et son ballon, s’abîmant les mains et s’écorchant les doigts. Quand le savon venait à manquer, elle crachait. Ça filait droit entre les chicots et ça faisait jamais de mal. La Lisette, ça avait jamais été une intellectuelle, et pour dire vrai elle s’en portait pas plus mal, vrai de vrai, mais elle en avait assez dans le crâne pour savoir quand fallait se serrer la ceinture. Parce que ce que ramenait Jo, ça tenait dans la paume et ça nourrissait point le ménage tous les jours. Alors elle mettait des racines dans la soupe ou des légumes un peu rances qui sentait plus la terre qu’autre chose et elle touillait le tout avec une spatule en bois, espérant que le Jo se coucherait pas le ventre trop creux. Mais Jo, il disait rien. Pour ça, le bonhomme était un chef. Il mouftait jamais. Il s’asseyait à table et trempait sa cuillère dans le potage filasse et parfois même que le bouillon s’échappait de ses lèvres et retombait tout gras et luisant sur la nappe en plastique. Ensuite, il pliait toujours sa serviette, la bleue pour lui, la rose pour elle, à gauche de sa fourchette, et il s’allumait une cigarette qu’il fumait en buvant sa chicorée. Puis, c’était la télévision, deux heures par soir, parfois plus le samedi. La Lisette allait se coucher, toujours de bonne heure, après s’être démaquillé et lavée les dents. Lui la rejoignait plus tard, les yeux rougis et le visage défait. Il se rinçait la bouche et crachait un dernier coup dans l’évier fêlé à l’émail saumâtre. Il se mettait un pyjama et s’allongeait à côté d’elle, à gauche du lit. Il dormait peu, tandis qu’elle ronflait, la babine frémissant et baveuse, pensait encore moins et comptait les heures de la même façon que les coups de maillet, par habitude. À six heures, le réveil le trouvait en chaussons et déjà debout, entrain de faire chauffer de l’eau. Il mettait la radio et écoutait les informations, le bulletin régional. Ça lui rentrait par une oreille et ça lui sortait par l’autre. Il se lissait la moustache en attendant que l’eau soit bouillante ou bien se roulait une cigarette les jours où sa toux grasse l’épargnait. Puis, c’était de nouveau le même rituel, la douche et le savon, le peigne et le Pento, les cernes et les os qui lui marquaient la peau au fer rouge, la sale gueule enfin qu’il fallait saluer avant de sortir de la salle de bains. Ensuite, c’était le bleu qu’il enfilait, jambe gauche en premier, le tricot de peau et le chandail, l’écharpe et le bonnet, et les chaussures qu’il laçait, la gauche d’abord puis la droite. Enfin, il embrassait la Lisette sur la joue, tandis qu’elle piquait du nez au-dessus de son bol et des tartines, et il sortait de son pavillon, qu’il parviendrait jamais à payer, et traversait la ville pour se rendre au chantier. Là, il saluait les collègues, la tronche enfarinée par la fatigue, et se mettrait à creuser, éventrant la terre d’un coup de burin. L’hiver, la boue le glaçait jusqu’à la moelle, l’été le soleil lui brûlait la peau et lui suçait toute l’eau du corps. Mais jamais Jo ne s’effondrait, il se contentait de briser la caillasse huit heures par jour, cinq fois par semaine, pour à peine un SMIC. À midi, c’était la baguette et la canette de bière, puis la cigarette et le café. L’après-midi, c’était toujours la même boue, le même maillet et la même gueule abîmée, le même geste et les mêmes cors. À cinq heures, le sifflet retentissait, mais Jo il s’en foutait pas mal, il aurait pu continuer toute la nuit. Mais fallait bien rentrer, embrasser la Lisette et sifflait la soupiotte pour s’effondrer devant la télévision. Alors, il retraversait la ville, la cigarette rivée au bec, et quand Jo Kraszewski rentrait chez lui le soir, le pantalon blanc de plâtre et le visage noir de suie, la Lisette lui servait la soupe. Un ou deux morceaux d’abats, mijotés dans un ragoût qui tenait plus du glaviot que de la soupiotte. Mais Jo, lui, il mangeait quand même.

4 Comments:

Anonymous said...

je te l'ai deja dit mais vraiment ce texte me plait, j'y trouve l'ame de Celine qui comme tu le sais ne me laisse pas indifférent.

As-tu apprécié la justesse et la perfection de mon poème en rimes complexes pour La petite mort?

Anonymous said...

Je crois que tu as parfaitement saisi ce qu'était Murphy. Mais je tiens à préciser que Murphy n'est pas crasseux, il est juste sale.

Anonymous said...

J'ai arrêté de lire au bout de la première ligne.

Anonymous said...

J'ai mis un commentaire et j'ai repris après.

D'accord.

s