Sunday, October 14, 2007

Citation de la semaine: "Paris détruit les types que la province accuse", Mauriac

(Au Café, Manet, 1878)

Frank Froideveaux touchait les Assedic depuis plus de vingt ans. Pour les Parisiens, il avait tout du « français moyen ». Il était né en province (chose qu’un Parisien renifle aussi bien que deux caniches se flairant le cul), prenait ses vacances en juillet à Juan-les-Pins, aimait lire des polars américains ou des SAS allongé sur la plage, portait un jogging adidas lorsqu’il allait chercher son pain (bien blanc et pas trop cuit), buvait du vin coupé à l’eau, avait une alimentation à base de patates (en frites ou à la vapeur, à l’eau ou à l’huile), léchait son couteau et sauçait son assiette, mangeait et baillait la bouche grande ouverte, portait constamment des chaussettes blanches, était abonné à la chaîne pornographique sur le câble qu’il regardait moins que les matchs de foot, passait une grande partie de sa vie à parier au comptoir d’une PMU, votait communiste et allait tous les dimanches boire un canon de rouge chez le René, regardait des films doublés en français dont le scénario tenait sur la pique d’un cure-dent, croyait aux OVNIS, ne comprenait pas pourquoi les musulmans ne mangeaient pas de porc (car dans le cochon, tout est bon), préférait le papier toilette en feuillets plutôt qu’en rouleaux et rose plutôt que blanc, arborait aussi fièrement sa moustache qu’un Mohican son mohawk et adorait être en pantoufles le soir devant la télévision en regardant le journal télévisé sur TF1.

Ses chaussons lui avaient coûté 1,99 euros chez Auchan (promo de la semaine : un chausson acheté, la paire offerte), ils étaient noirs avec une bande blanche. Ils avaient le mérite de ne pas tenir trop chaud aux pieds et les orteils pouvaient donc respirer à loisir. Mais surtout, ils étaient doux. D’une douceur qui flattait à merveille les tendons plantaires. Souvent, Frank Froideveaux pliait ses orteils à l’intérieur de ses pantoufles (car l’espace entre la semelle et la tige était suffisamment large pour le permettre) et il sentait ses ongles racler contre le coton et cela lui faisait le plus grand bien. Il n’était pas le genre d’homme qui aimait se récurer entre les orteils, grattant et grattant encore les petites peaux mortes ou bien les minuscules pelotes de coton laissées par les chaussettes. Nenni, il se contentait d’enfiler ses pantoufles et ça lui suffisait.

Pour les Parisiens, Frank Froideveaux représentait une curieuse source de dégoût. Ils se forçaient à tousser et le fixaient froidement dans les yeux, le mépris dardant son amertume au coin de leurs lèvres, lorsqu’il fumait une cigarette en buvant un café. Car notre homme ne pouvait concevoir une seule seconde son café (bien serré) sans sa cigarette (bien tassée). Alors, lorsqu’il s’attablait à un quelconque zinc ou à une quelconque table et qu’il contemplait son café après avoir cassé la mousse brunâtre de la pointe de sa cuillère et repoussé sur un coin de table le morceau de sucre, il allumait immanquablement une L&M bleue. Si certains fumaient par prestige, Frank Froideveaux, lui, fumait par nécessité. Ce qui explique probablement pourquoi il s’était rabattu sur les cigarettes les moins chères du marché. Tandis que sa main reposait sur l’inox son briquet Bic à 1,20 euros et que ses lèvres s’entrouvraient pour laisser échapper un nuage de fumée qui se confondait avec la vapeur du café, plusieurs paires d’yeux le dévisageaient quasi instantanément. S’il avait appris à lire à la manière d’un parisien, c’est-à-dire déchiffrer la langue de l’apparence et du bon goût, il aurait tout de suite compris qu’il faisait tache sans faire mouche. Mais, heureusement pour lui, en matière de parisianisme, Frank Froideveaux était complètement analphabète. Il se contentait donc de fumer tranquillement, sans vraiment comprendre comment dix personnes pouvaient tousser à s’en décrocher la glotte en même temps. Mais le monde était tout petit comme disait sa mémé et il n’y avait peut-être rien d’incroyable à ce que dix tuberculeux se retrouvent dans le même café que lui.

Frank Froideveaux avait atterri à Paris une vingtaine d’années plut tôt, après avoir malencontreusement engrossé sa cousine un soir où il avait trop bu. La pauvre fille, encore sous le coup de cette aventure consanguine, avait néanmoins voulu garder l’enfant. Au bout du quatrième mois, la chose finie par se savoir. On montrait la cousine du doigt dans la rue, la traitant de putain et l’enfant à naître de bâtard. La famille le su tantôt, on se querella violemment, des gifles fusèrent et le service de l’arrière, arrière grand-mère de Frank Froideveaux finit par terre, éclaté en mille morceaux. On parla de le recoller à la super glue, mais le mal était fait. Tout comme les assiettes en porcelaine de Gien, les couverts en argent et les coupes en cristal, la famille vola en éclats. C’était un dimanche midi. À 20 heures, Frank était dans l’express en direction de Paris. À 23 heures, il débarquait sur le quai numéro dix de la Gare du Nord, avec pour seul bagage une valise en carton et un baluchon en toile de jute. Une heure plus tard, il s’affalait contre un trottoir, la tête vide de et le ventre plein.

S’il touchait les Assedic, Frank Froideveaux n’en travaillait pas moins. Au noir, bien entendu. Il fut tour à tour pompiste boulevard Garibaldi, agent d’entretien et de maintenance sanitaire et hygiénique, préposé à la caisse numéro deux chez Franprix et à la quatre chez Leader Price, apprenti boulanger, pâtissier et confiseur, mécano chez Speedy, remplaçant dans l’équipe C de l’A.S Pontoise, cobaye pour une multinationale pharmaceutique, donneur de sang et de sperme régulier, aide marabout à la Goutte d’Or, facteur à Ménilmontant, ramoneur aux Halles, golden boy gagnant 10.000 euros par mois dans ses rêves, finaliste du troisième concours interrégional de trempage de mouillettes en œuf libre, auteur, compositeur et interprète d’un tube d’une minute : « quand j’ai bu j’ai mal au cul, mais quand je bois j’aime ben ça », vainqueur durant trois années consécutives et par K.O du marathon de la bière et bien d’autres choses encore. C’est ainsi que Frank Froideveaux arrondissait les fins de mois. A cela s’ajoutaient les Assedic et le tout finançait son deux-pièces standing rue Guy M., du convertible deux places en écru beige à la table en formica (style jeune cadre dynamique semi urbain, comprendre vivant en ville mais préférant quand même la campagne) en passant par le pommeau de douche trois-en-un (massage, jet, karcher) et la télévision 16/9, écran 26 pouces, résolution 1366x768, avec temps de réponse de 8 micro secondes. Tel était le monde de Frank Froideveaux, 46 ans, marié une fois, divorcé deux, père d’un gnome illégitime probablement multirécidiviste et qui faisait horreur à tout le gotha de Paris et de sa proche banlieue. Pourtant, il était heureux.

Quel Parisien aurait pu expliquer cela ?

4 Comments:

Anonymous said...

"Un canon de rouge". C'est plus ou moin qu'un pichet?

Le Collectif said...

Moins.

Le Collectif said...

un canon = un verre
texte ma foi fort sympa qui chute peut etre trop tot?

Anonymous said...

ignorance is bliss innit

s