Tuesday, June 12, 2007

Le Dernier Jour de la Vie de Serguei Enki


Ça s’annonçait salement. La neige lui collait aux basques comme un morpion affamé au bas-clergé. Le ciel tremblait au-dessus de son front et semblait avoir la chaude-pisse ; sauf que ça lui retombait sur le coin de la gueule et que c’était froid. Et la neige devenait boue et la boue devenait suif et le suif devenait quelque chose de franchement dégueulasse. Il avait les deux pointures en plein dedans. Un bon 44, pouvant même monter jusqu’à un 45 dépendant de la pompe, enlisé de tout son cuir dans cette mélasse. Non seulement ses semelles crantées barbotaient confortablement dans cette espèce de fange baveuse mais en plus un blizzard à l’haleine mentholée lui soufflait sur la tronche à lui faire se peler la peau comme on épluche une orange. Malgré sa chapka, le froid s’insinuait entre chaque poil de barbe, et allait même lui caresser la nuque, là-bas, sous l’écharpe et le col de sa polaire. Il se sentait d’humeur douillette pourtant, il aurait égorgé un ours comme on saigne un cochon, avec le sourire et un doigt de calva. Mais il n’y avait rien à saigner, pas même une vieille putain aux lèvres édentées. Alors il serra la crosse de son arme et continua à avancer. Comme la bête traquée qu’il était.

Trois jours qu’il marchait dans ce grand paysage tout con aux contours estompés. Trois jours à couper et fumer du brouillard, trois jours à se les peler sévère, avec même le bout des doigts qui tremblent et la morve qui pend au bout du pif, comme un robinet qui coule, rien à faire à part se taper le glougloutement de chaque putain de goutte qui s’écrase. Ça lui courait sur le haricot lui, il en pouvait plus, il avait envie de brailler le soir quand la nuit lui tombait sur le coin de la gueule aussi fortement que le marteau sur l’enclume d’un cosaque, il se prenait peut-être même pour un putain de loup des steppes, voilà c’était ça, un foutu loup au pelage blanc comme la cire et aux yeux bleus comme un chardon. Ça le démangeait, il se grattait à s’en arracher des rouleaux de peaux, tellement qu’il aurait pu se torcher avec, mais tant pis, fallait que ça sorte parce que ça le bouffait de l’intérieur et puis ça faisait du bien parce que ça faisait du mal. Puis la balle pouvait venir de n’importe où, de devant comme de derrière et s’il était pas attentif elle lui éclaterait la citrouille comme une vulgaire baudruche, et il pouvait pas se le permettre. Non pas qu’il attachât un prix démesuré à sa vie, lui-même savait que sur le marché boursier de l’existence, la sienne était en chute libre, néanmoins il voulait pas crever dans ce coin minable, encore plus paumé que tout ce qu’il avait pu connaître, loin derrière l’entrejambe pouilleuse du fleuve Lena. À la lueur des étoiles il entendait parfois la neige crisser dans son dos, il les savait tout près, tout autour. Lui, Serguei Enki, il en avait rien à carrer de son corps. Qu’il soit bouffé par de la charogne apathique ou lacéré par une salve de Kalachnikov, c’était pas vraiment son problème, ça regardait plutôt ses organes et le marécage de ses tissus sanguins. Mais son âme, il la leur donnerait pas comme ça. Bordel.

Pourtant, Serguei Enki n’avait pas toujours ressemblé à un pic à glace ambulant tout droit sorti du congélateur de la vie, pas plus qu’à un glaçon au corps efflanqué par la grêle. Jadis, il auréolait de milles paillettes lorsqu’il montait sur scène, la guitare à la main, la mèche en banane, les jambes serrées dans du lycra qui lui moulait les mollets. Des concerts il en avait donné plus d’un, sans alcool et sans clopes, tellement dur que ça lui filait la chiasse avant chaque représentation. Mais à chaque fois une assistante quelconque lui trouvait des nouveaux slips, taille XL, même si il était aussi bien gaulé qu’un lilliputien. Serguei Enki était la nouvelle star, l’étoile montante de la chanson française après avoir remporté haut la main une émission de télévision. Il composait lui-même ses mélodies et écrivait ses textes, enfermé dans son hangar de la région parisienne, simplement entouré de musiciens aux cheveux trop longs et aux ventres trop mous. Il avait rempli l’Olympia avant de vider Bercy, il s’était produit à Saint-Nazaire, et même à Milhaud. Son succès ne l’avait jamais grisé tandis qu’il parcourait la France du Nord au Sud comme on parcourt le corps d’une femme de haut en bas, à moitié endormi sur la banquette arrière d’un car conduit par la main bourrée du chauffeur. Et maintenant il était là, traqué comme un animal sans collier, en plein dans la tondra de sa jeunesse, dans les plaines humides d’une Russie vieille et moche, à la peau froissée par le temps et les intempéries, toute cerné d’hématomes violets qui ciselaient son corps fripé.

Après le carton de son premier album, Serguei Enki avait reçu des menaces. Coups de téléphone, lettres anonymes, pervers en pleine exhibition en bas de sa résidence jouant avec ce que la nature lui avait donné de plus infime, ce genre de choses. C’était le contrecoup de la rançon, le revers de la médaille, la fesse cachant le furoncle. Il n’y attacha pas beaucoup d’importance au début, il raccrochait et fermait les yeux. Mais très vite tout avait empiré lorsqu’une caissière avait tenté de le violer alors qu’il achetait un morceau de bidoche qu’il comptait s’envoyer cul sec avec une plâtrée de pâtes. Lui, il hésitait entre un steak et de la viande hachée, ne sachant pas si il désirait des spaghettis bolognaise ou un simple bout de bavette qu’il accompagnerait de tagliatelles à la sauce carbonara. Et voilà que l’autre hystérique déboule, toute serrée dans sa blouse de merde, l’air plus vicieux qu’une chatte devant une pelote de laine, prête à lui déchirer la braguette d’un coup de gencive. Elle l’avait presque désossé sous l’assaut de ses ongles, une chemise à 1000 euros en soie véritable qui avait fini lacérée entre deux côtelettes d’agneau et un rôti de porc, sans parler de ses pompes, 100% fils de pute et en peau de crocodile, qui avaient disparu dans la bataille, sûrement tirées par un fan. Il s’en sortait avec quelques égratignures, et la résolution de se faire systématiquement livrer à domicile. Trois jours plus tard, le supermarché brûlait et on retrouvait la caissière noyée dans une cuve d’acide. On l’identifia grâce à ses empreintes dentaires, prélevées à partir de la seule dent qui lui restait.

Malgré tout il aurait préféré être séquestré au fond d’une cave et violé à tour de reins plutôt que de courir en pleine Sibérie et de suer tout le talent de son corps. Trois jours qu’il avait rien bouffé, trois jours qu’il tournait à vide, le coffre dévalisé par la faim et la soif, les jambes lourdes et la paupière bourdonnante. Avec juste un pistolet enrayé qui tirait aussi bien que la prostate d’un septuagénaire. Mais il savait très bien qu’il n’aurait aucun répit. Depuis cette histoire à la con de supermarché, tout le monde voulait lui faire la peau, parce que Serguei Enki c’était avant tout une star, une vraie machine de guerre musicale le gaillard, monté comme un char d’assaut Leclerc, fonçant baïonnette au cul sur toutes les scènes de France, enflammant les municipalités les unes après les autres. Très vite il s’était foutu de lui-même dans le collimateur, il avait dû se barrer comme un lapin dans la garrigue, la queue entre les jambes et les oreilles au vent, filer loin de France et même d’Europe, annuler toutes ses tournées, et rejoindre à bord d’un coucou merdique la terre de ses ancêtres, cette terre de boue, de sang et de glace qu’on appelait la Sibérie. Mais même là, ils avaient retrouvé sa trace, comme des grosses mouches à merdes flairant une crotte en plein Sahel.

Il aurait pu poser un couplet à sa propre mémoire, un petit chose vite fait bien fait au refrain facile à fredonner, mais lorsque le barillet du fusil d’assaut se posa sur sa tempe, l’inspiration lui fit faux bond, la chienne. Il était à genou au milieu d’une clairière encore vierge de toute botte, les mains liées dans le dos par du fil de fer, l’arcade pétée par une poignée de main plutôt virile. Johnny Hallyday se tenait debout devant lui, fagotté dans une combinaison sombre, l’air d’un cow-boy au teint lifté et transgénique. Juste à ses côtés, et tenant le fusil, Eddy Mitchell, sorte de John Wayne sibérien qui tenait plus de l’inuite que de l’apache. Ses deux là allaient lui faire la peau et s’en couvrir pour se protéger du froid. Serguei Enki avait fortement envie de faire caca. Comme avant chaque concert. Même si ce soir il fallait assurer, il chantait pour la dernière fois avec comme seul public la mort. Eddy alluma une sèche tandis que Johnny caressait la croupe de son étalon d’un geste coquin et pas nécessairement élégant. On la leur faisait pas à ces desperados, on enculait pas le paon avec une de ses plumes. Serguei Enki comprit qu’il avait péché par orgueil et qu’il était déjà condamné. Il voulut sauver son âme alors il eut une dernière pensée pour une vieille pute de Novossibirsk qui lui avait léché l’aisselle en lui disant qu’elle aimait le parfum de son déodorant. Puis Eddy pressa la détente et le cheval de Johnny poussa un grognement de plaisir.

2 Comments:

Anonymous said...

...un plaisir de lecture
petit bout de litterature crousilleuse, drôle, cynique et bien menée.
un autre écrit à incorporer dans un futur recueil publiable...

Anonymous said...

ça reste clean, ça reste flows, allons. + commentaire ci-dessus sans verge-bouche.

s