Sunday, May 27, 2007

Ile Seguin - Extérieur



Je me réveillais le corps empatté et lourd, les frises de la couette froissées sur ma joue, l’oreiller en boule, les jambes en coton et l’haleine embuée. Quelques vestiges de la soirée me trottaient dans le crâne comme un doux rêve qui lentement s’évapore avec l’aube, et je revoyais Monique entrain de pousser la chansonnette dans un de ces vieux bars dont seul Paris semble encore avoir le secret. Monique et ses soixante ans passés, Monique et ses souvenirs tellement usés qu’ils ont fini par n’être plus que des refrains, Monique qui tenait son étal de maraîchère, Monique à qui mon père achetait ces laitues et ses scaroles depuis vingt ans, Monique enfin et l’odeur d’un Paris disparu, des Halles au fond d’un broc bigleux lampé par le temps. Monique avait chanté et dansé sa jeunesse, tandis que j’aurais bradé vingt ans de ma vie pour avoir une année de la sienne, et elle m’avait envoyé un sourire par-dessus son calicot à gros points colorés, un de ces sourires qui avait traversé le siècle, mi-rieur, mi-grognon. Et ce fut par-dessus une coupe de punch au verre nappé d’une robe sucrée que nous avions décidé de partir le lendemain explorer l’Ile Seguin, sur les abords de la Seine, entre Meudon et Boulogne ; vieux projet maintes fois soulevé et qui finissait toujours par déchoir dans quelque coin de notre paresse. Jésus tirait consciencieusement sur sa cigarette, l’œil poché par la boisson et la fatigue, tandis qu’affalé sur ma chaise je ne pipais mot. Je décidais de rouler une clope, plus pour Monique que pour l’île ou ma santé, car enfin, l’idée était séduisante et ressemblait à une vieille amante dont la langueur ne tarissait point au fil des saisons. À l’entracte le projet fût arrêté, Jésus devait passer me prendre le lendemain à huit heures du matin. Je tremblais à l’idée que le sommeil eut raison de son envie, mais une certaine lueur au fond de son regard me murmurait que ma peur ferait mieux de se la fermer. Alors je lui claquais le bec, pris ma veste et mon sac et sortit du bar sans même regarder Monique qui descendait une bouteille de bière ; tout avait déjà été dit, elle n’allait pas m’en faire une salade. Paris s’endormait et nous devions le réveiller à l’aube, je tirais la couette comme les lampadaires tirent la nuit et m’endormis.



Jésus était en retard et moi en avance, rien d’exceptionnel somme toute. Le ciel pâlissait à vue d’œil, le soleil voilé par des nuages aux allures de destriers armés jusqu’aux dents de lourdes gouttes de pluie et d’armures azurées de crachin. La chaussée déserte en ce dimanche matin luisait sous les assauts désespérés de quelques rayons fugaces qui lavaient à grandes eaux le pavé. Je fumais une clope et crachais mes poumons, mais l’heure se prêtait à ce jeu maladif, ainsi que l’île qui se dessinait vaguement au travers de mes souvenirs enfantins et brumeux. Enfin, une voiture se dessina sur un bout du boulevard, forme encore floue mais déjà bruyante dans le silence écrasant de l’avenue, et Jésus apparut au détour d’une rue, les yeux pétillants et la main sur le volant. Je regardais mon ami, avec lequel mes fesses avaient essuyé bien des bancs et connus bien des aventures, chaudement engoncé dans son pull à capuche et rasé de frais. Un mètre quatre-vingt-deux de sourire et de gentillesse, l’âme noble et talentueuse, compagnon de la joie et frère de sang, poète et photographe, amoureux de la vie, amateur de bons vins et de bons mots. Jésus où la multiplicité des talents, l’homme à écouter souvent, à abattre parfois. Nous dévalâmes les quais, excités comme des bambins une veille de Noël, parlant peu mais nos plus beaux discours ont de tout temps étaient silencieux. Il en manquait un, car à trois nous avions débuté et à trois nous nous devions d’avancer, retenu à la campagne, en proie aux derniers adieux avant un long voyage qui devait le conduire jusqu’à la pointe de l’Afrique. Nous regrettions l’absence de Jay, l’homme sans qui nous ne serions pas là, et ce pour le meilleur comme pour le pire, Jay le magicien, surprenant et toujours surpris. Tandis qu’il manquait un raisin aux compagnons de la grappe, nous dérivions sur le périphérique, longeant des usines et des fosses à béton, qui, en ce jour de relâche, prenait le temps de mâcher avant de régurgiter leur mortier sablé. Puis, elle apparut, posée comme un titan sur un bandeau de soie écumeux, avec sur le sommet de son crâne hirsute les ruines de l’Usine Renault. Symbole de la croissance française à la fin de la Seconde Guerre mondiale, effigie de la modernité, emblème du règne du cambouis et du piston, l’usine n’exhibait plus aujourd’hui que ses vestiges ridés, ses os noircis et son corps décharné. Elle n’en était pas moins belle dans sa vieillesse troublante, encore tremblante de la rosée du matin qui satinait ses formes polies et poncées, la peau toute écaillée par la vapeur de la Seine, drapée dans la buée et l’érosion, à jamais figée dans le limon argileux. Dévorée par les bulldozers et l’empreinte de milliers de bottes cloutées, éventrée par les pelles et les pioches, éviscérée par la sueur et le suif, déflorée par le son et le sang, l’ancienne usine s’écroulait en plein dans ses miasmes, barbotant sur son île artificielle comme un pélican dans une mare de boue. Les pneus de la voiture crissèrent, le moteur arrêta de ronronner et sacs sur le dos nous nous élançâmes à l’assaut de cette citadelle émiettée.



Il fallut escalader des grillages et traverser le pont en courant de peur d’être aperçu par une patrouille de police, enjamber le vide et lui faire un pied de nez, rire enfin d’y être arrivé, le cœur encore battant de peur et de joie. L’ancienne verrière avait été abattue, cédant le pas à un terrain gondolé et désolé, un véritable charnier avec ses trous d’obus et ses cadavres rouillés aux entrailles disloquées. Au loin, un pan de mur se dressait encore fièrement, déjà assailli par un essaim de machines qui grouillaient contre ses flancs, tandis que tout autour de nous ce n’était plus que terre et fer, boue et acier, pierre et gravats, emmêlés les uns aux autres dans cette décomposition orgiaque. Nous en eûmes le souffle coupé. Jésus m’offrit un pain au chocolat dans lequel je croquais à plein dent. Nous ménagions l’extase, mâchant avec précaution, afin de ne pas déranger l’usine qui somnolait sous la semelle de nos chaussures. J’offris une cigarette à Jésus tandis que les dernières miettes de nos pâtisseries s’envolaient avec une bourrasque qui fit bouillonner la Seine et nos veines. Nous marchâmes en direction des différents chantiers qui s’accrochaient au dos de l’usine comme une puce à un chien, tirant de petites bouffées sèches sur nos mégots rougeoyants. Une carrière de pierre improvisée nous surplombait, d’où s’échappaient des milliers de tiges orangées, sucées par la rouille et toutes tordues, comme autant de moignons pourrissant dans une corrosion houilleuse. Jésus y voyait déjà une sculpture à la ligne efflanquée, oxydant mille couleurs, du brun au rouge brique. Puis, d’un commun accord nous descendîmes dans les profondeurs de l’usine, à la recherche si ce n’est de son coeur, du moins de son âme.




Nous empruntâmes un escalier aux marches branlantes et craquelées, qui soupira sous notre poids et arrivâmes dans un pièce seulement trouée par quelques esquilles lumineuses, soulevant une fine poussière qui semblait dériver entre les couches de chaux rances. Les murs perlaient de centaines de fissures et de trous qui galopaient contre leurs reins à l’infini, exsudant comme un soupir enfariné de granulats granuleux. Jésus ouvrit la route, marchant à pas feutrés au milieu de planches vermoulues qui dressaient leurs clous aiguisés dans l’obscurité, la main contre son appareil, alors que nous nous demandions ce que nous pourrions bien photographier, tant l’immensité du bâtiment nous écrasait. Nous longeâmes un couloir vétuste qui boquillonna sous nos ombres effilées, où le salpêtre dentelé paraissait bignoler tranquillement. Un tapis d’éclats de verres jonchait le sol, et des fenêtres brisées nous parvenait le doux roucoulement de la Seine, tandis que nous pensions à la vie qui jadis devait couler pareille à une sève bouillonnante dans ces couloirs abandonnés. Je pensais à Zola, Jésus à Céline, et nous évoquions un passage de Voyage au Bout de la Nuit, celui où le narrateur fraîchement débarqué aux Etats-Unis dans une usine Ford se voit apprendre qu’il n’est plus qu’un chimpanzé. Alors nous pensions à ces 30.000 chimpanzés qui serraient vis et boulons dans la dégénérescence du même geste répété éternellement, épuisant leurs muscles chauffés à blanc tandis que l’épuisement suçait toute la moelle de leurs os. Nous mitraillâmes un escalier aux jointures grisonnantes, ne sachant plus sous quel angle le prendre, appuyant sur le déclencheur au hasard. À ce moment-là une escouade de police fila sur le fleuve, regards braqués sur l’île et nous nous accroupîmes dans un tourbillon ébouriffé. Le bout du couloir donnait sur une trouée à la gueule béante, d’où l’on apercevait le reste de l’île qui se jetait en contrebas. Nous rebroussâmes chemin, croisâmes l’ossature d’une poussette délabrée dont l’histoire nous apparaissait comme le plus beau des romans et arrivâmes dans une vaste pièce aux solives plongées dans une moiteur humide.



L’obscurité régnait en despote éclairé, alléguant ombres et lumières au gré du ciel, baignant dans sa torpeur fangeuse. Des plaques de tôle barricadaient le soleil, l’empêchant de pénétrer dans ce tabernacle aux parois assombris par des relents évanescents. De grandes flaques tapissaient la galerie, dans lesquelles se reflétaient la décrépitude colorée de la peinture amochée. Je pataugeais, tâchant d’habituer mes yeux à l’obscurité, alors que Jésus parti loin devant et accroupi au-dessus d’une nappe d’eau photographiait le reflet de cet étrange paysage aux proportions tronquées par l’usure. Il me demanda de prendre la pose entre les lanières lumineuses qui jalonnaient tout le parvis d’un éclat mordoré. J’en profitais pour fumer une nouvelle cigarette, jouant avec la fumée et expliquant que je me livrais à une fumerie professionnelle, dans le cadre du travail, ce qui en réalité n’était qu’une belle fumisterie. Cela nous fit rigoler, et je me plus à imaginer que l’usine aussi devait rire, elle qui ne fumait plus depuis longtemps. Au lointain j’aperçus une autre salle, puis une autre encore, et nous avancions dans les ténèbres, guidés par quelques percées ensoleillées qui tachaient l’ombre de leurs béances dorées. Nous étions maintenant sur une route souterraine qui galopait comme un ver aveugle, bien délimité par des parpaings ondulés, et qui jadis, devait servir au transport de matériel. Des plantes malades sourdaient hors du macadam et leurs racines rampaient contre le goudron crevassé, en quête d’héliotropisme. Un arbre avait réussi à dresser toutes ses feuilles hors de ces cavernes, bénéficiant d’un écroulement inopiné, et j’en profitais pour le prendre en photo, siégeant sur son trône de taffetas pierreux, tout serti de briques et de bris de bouteilles. Il ruisselait de lumière, coulant dans ce tunnel comme une salamandre enflammée, crachant son feu verdoyant entre les amas de soufre et de plâtre. Jésus quant à lui remontait vers la surface, car nous étions arrivés à un cul-de-sac et je le retrouvais sous le soleil translucide de ce dimanche qui nous éclairait de ces rayons hagards. Il photographiait une jeune pousse qui s’extrayait hors d’un bloc de pierre, fleurissant de tous ses pétales hors du béton. Nous divaguions sur la nature, jamais complètement domptée, et qui nous enterrera tous, nous qui pensions la réduire en esclavage et la modeler selon la vanité de nos caprices et de nos désirs. Il ne restait plus qu’une partie de l’île à explorer, vers laquelle nous marchions allégrement.



À la pointe de l’île se trouvait un autre mur, ultime vestige de la verrière, qu’un escalier en colimaçon traversait de bas en haut. Pendant que Jésus photographiait tout un jeu d’images sur lesquels se reflétaient à la fois le chantier et les ruines, j’entrepris de grimper le long de l’escalier, avançant à tâtons dans une obscurité épaisse comme de la poix, déambulant dans de la fiente de pigeons qui collait à mon pull. Quelques plumes plus tard, je débarquais sur une mince corniche de l’épaisseur du mur, tendue à couteaux tirés au-dessus de l’île, et d’où je dominais l’ensemble de l’usine. J’appelais Jésus que j’apercevais plus bas, petite fourmi rouge perdue parmi les ogives et les créneaux du chantier et qui s’empressa de me rejoindre. Je fumais de nouveau une cigarette en l’attendant, perché au-dessus des flots, avec se dessinant à l’horizon les premières esquisses de Paris. Je vis apparaître mon ami, qui s’extasia devant la beauté du panorama. Nous apercevions la toiture du dernier atelier, attendant son heure, la fleur au fusil, et le spectre confus d’une guérite perchée en face de nous, et dont la mue crasseuse ne laissait plus qu’une trace brune sur la pierre blanche. Une habile alchimie régissait la scène, ce n’était que nuances vertes et grises qui se découpaient à perte de vue, s’imbriquant les unes aux autres dans un dégradé suranné dont les nombreuses nuances teintaient comme autant d’aquarelles carillonnantes. Le ciel, dont les nuages planaient très bas, recouvraient cette nature morte d’une chape de plomb, moudrant la couleur, pilant la terre, écrasant le fleuve. Néanmoins, nous étions joyeux, ivres d’émotions, balbutiant silencieusement devant cet agencement fabuleux de la nature qui se découpait en coteaux sauvages et fiers, encerclant le bitume d’une main gantée de lys. Alors je jetais ma cigarette, tandis que des avirons glissaient le long des berges et flânaient entre les vaguelettes baveuses. Nous redescendîmes avec précaution, et le zénith approchant nous décidâmes de rentrer. L’usine avait révélé son charme, livré certains de ses secrets, et nous emportions son souvenir vers Paris comme un talisman précieux où était gravée l’histoire de nos vies.



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