Saturday, January 06, 2007

L'arrivée de Chateaubriand à New York (à l'époque de Céline)



Deux jours après mon léger malaise, alors que je me reposais sur ma couchette, le capitaine vint me rendre visite. Il paraissait gêné pour quelque obscure raison et se tortillait nerveusement sous son caban. Cependant l’objet de sa venue était o combien réjouissant que je ne fis guère attention à son étrange comportement. Il venait en effet m’annoncer l’imminence de notre arrivée en terre d’Amérique ! Je me dressai à grand-peine sur mon séant, enfilai fébrilement un manteau et le suivis dehors où un petit vent frais m’accueillit et m’insuffla toute sa jeune énergie. Un groupe d’impatients passagers s’était formé à l’avant du bâtiment. Je les rejoignis et parvins à me frayer un passage parmi eux. L’océan était drapé d’un épais brouillard, aussi était-il difficile de distinguer quelque chose. Pas le moindre bras de terre en vue, ni cime cimentée de gratte-ciels argentés ni bruissement d’automobiles affairées. New York semblait endormie sous cette chape de torpeur brumeuse qui nous défendait de contempler la cité tant désirée. Soudain, un des passagers s’écria, dirigeant son bras robuste et velu en direction de l’horizon. De nouveau l’agitation s’empara de notre petit groupe qui redoubla d’attention. Mais la vanité de nos efforts n’avait d’égal que la vacuité du décor, aussi rien n’émergea de l’insondable brouillard. Mon désarroi atteignit son faîte lorsque l’équipage nous annonça une escale imprévue avant New York ! Combien d’étapes me séparaient de ma destinée ? À l’heure où mon affaiblissement s’accentuait, me sentais-je la force de surmonter les obstacles dressés sur mon auguste route ?

Grand fut mon désappointement lorsque, une fois débarqué, je constatais le funeste spectacle. L’Amérique que je découvrais ne ressemblait en rien à tous les savoureux tableaux que mon imagination s’était complu à peindre. Où se trouvaient les Babels hardiment dressées et leurs fleuves effrénés d’hommes coulant à leurs pieds? Où était l’air nouveau que mes poumons étaient venus priser, cet air qui déverse sur le pays de la liberté les clameurs d’une vie en perpétuelle effervescence? Se substituant à cette fresque onirique, de mornes bâtisses étalaient leurs couleurs courbetiennes sur une terre sans charme et sans odeur. Ces contrées désolées que les Américains nomment Ellis Island et où soufflait un vent véhément sur ma tête à demi dépouillée ressemblaient en tous points aux portes des Enfers telles décrites par l’illustre poète florentin.

D’improbables médecins auscultèrent avec une nonchalante minutie mon corps nu et humilié. Ces cerbères me tâtèrent comme si j’étais du vulgaire bétail ! Une fois leurs petits jeux terminés ils me conduisirent dans une vaste pièce où croupissaient en silence des hommes et des femmes à l’allure égarée. Là, figé contre les froides parois de la geôle, je coulai un regard sur ces pauvres gens. Des femmes échevelées et des enfants en hardes, des hommes aux visages minés et des vieillards moribonds, auguraient, par leur mutisme et leur tristesse, par leurs regards vitreux et leurs teintes grisâtres, un sombre avenir. Qui étaient ces êtres végétatifs et qu’attendaient-ils ? Quelle force méphistophélique m’avait placé en ces lieux ? Que ne pouvais-je pénétrer dans New York, ville en harmonie avec ma destinée, cité des génies et des artistes, empire élevé au-dessus des Romes et des Athènes antiques !

Une sensation d’abandon mêlée de défaite s’était emparée de tout mon être. Mon espoir s’étiolait à mesure que grandissait mon malaise. Avais-je la force de me relever, d’atteindre cette fenêtre que je percevais là-bas, au fond de cette pièce enténébrée et que des jets de lumière crus transperçaient? Par un indicible effort je me hissais jusqu'à elle, m’agrippant à ses barreaux -des barreaux rouillés par l’acide des larmes de ceux passés avant moi. Et ce fut là, dans cette ridicule position, parmi ces gens presque morts, à travers mes larmes, entre les épaisses volutes nuageuses que je la vis, où plutôt quelle m’apparut. Quel somptueux visage ! Quelle imposante grâce ! Devant mes yeux brillant d’un nouvel éclat se dressait le colosse de Rhodes des temps modernes. La sage folie du génie français qui d’une main portait, contre son sein, le texte sacré de la loi et de l’autre brandissait fièrement un flambeau doré pour éclairer et guider, tel le fil d’Ariane, tous les Thésées de la terre. Enfin, c’est la beauté émanant de ces courbes d’acier, symboles d’un nouvel espoir et de nouvelles promesses, qui acheva de guérir mon cœur languide. Je me relevai, transporté par une envie de vaincre et de semer les grains de mon génie sur cette terre féconde qui m’appelait à elle.

Le lendemain, quelques heures après ma réussite aux examens médicaux, je foulai le bitume américain et déjà, derrière moi, sur les empreintes laissées par mes pas, germaient les promesses de l’aube.

1 Comment:

Anonymous said...

C'est sublimement écrit, d'une main fine et scrupuleuse.
Un très petit nombre de tournures lourdes ou moins adroites, qui n'enlève rien à la beauté littéraire et atmosphérique du texte.

s