Friday, December 22, 2006

Dame de Coeur



- Alors combien ?
- Combien diriez-vous Monseigneur ?
- Pas plus de 10.000.
- 10.000 ? C’est la ruine de mon commerce !
- Combien dirais-tu toi alors ?
- 20.000. En dessous je vends à perte mon Messire.
- Tu fixes tes prix toi-même Balthazar tu le sais bien, nul autre que toi ne prodigue ces services dans cette ville.
- 20.000. Je ne peux pas faire mieux.

Je fis tinter quelques pièces dans ma bourse. L’oreille de Balthazar tremblota et une très légère teinte carmine lui empourpra discrètement les tempes. Au son de tout cet or il se mit à bégayer, sa main droite tirait nerveusement sur les plis de sa djellaba aux motifs de myrrhe et il se tamponna le front de baume de La Mecque qui sembla l’apaiser un peu. Du majeur je fis rouler un écu sur le comptoir lambrissé qui fila entre les veinures laquées jusqu’à la caisse.

- Je vais utiliser tes toilettes, réfléchis-y bien, lui dis-je.
- Mais… Sire, je….

Je ne lui laissais guère le temps d’achever, non pas que je jouais l’esbroufe mais bien plutôt comme indiqué précédemment je devais me rendre assez prestement dans ce lieu confiné que nous nommons sanitaires. Je disposais donc d’une minute pour m’affairer à mes occupations, bercé par le carillon du minuteur qui défilait au-dessus de la cuvette. J’étais assis sur le trône, une cuvette de porcelaine blanche de très bonne facture malgré une tache noire sur le côté droit tout contre la chasse d’eau, tache que j’identifiais bien vite comme étant une brûlure de cigarette. Le minuteur tournait toujours alors que je pliais six feuilles de papier en deux, tant à la recherche d’une certaine symétrie que d’une épaisseur digne d’efficacité. Le doux contact de la cellulose contre cette partie de mon anatomie me fit sursauter, un frisson me secoua le dos, j’en eu même la chair de poule et mon téton gauche vira d’un rose morne, sa couleur habituelle, à un marron foncé, sa couleur des grands jours. Malheureusement je ne pus m’épancher davantage tandis que je tirais furieusement sur le rouleau de papier toilette afin de ne pas me retrouver seul dans le noir face à ce monstre que j’avais moi-même pondu et qui m’effrayais un peu, là-bas juste sous mes fesses.

- Ah… mon curé, me dit Balthazar à peine avais-je franchi le seuil du minaret.
- Une minute c’est bien peu, l’interrompis-je, lorsque l’on est affairé. C’est mauvais pour ta boutique, ça donne l’impression que tu cherches à presser les affaires. Pas bon, pas bon.
- J’en suis peiné Monseigneur, j’espère néanmoins que cette contrainte nous vous a pas trop ennuyé.
- Non, non ne t’en fais pas.
- 20.000 alors ?
- Balthazar tu es dur en affaire, très dur. Regarde-moi un peu. Crois-tu que je me vautre dans la luxure ? Vois-tu ma robe de bure ? Te semble t’elle sertie de joyaux ou de dentelles ? Baisse les yeux là sur l’encolure où est tout élimé. Nul flonflon ou magnificence, à peine une grosse laine à points échancrés sous ma collerette pour me protéger du mauvais froid qui souffle nos rues. Et tu me proposes un chiffre exorbitant ! Qui défie mes quelques ressources tellement précaires. Je fais tinter un peu de zinc et rouler du mauvais bronze que déjà tu te mets à baver. Allons, allons ne sois pas si zélé et à la déraison préfère donc la raison. 10.000. Et c’est Noel.
- Mon bon Sieur, mon homme d’Eglise, je vous vois tel que vous vous décrivez, mais mes yeux brillent lorsque par mégarde vous fîtes trainer votre pied sur la dernière marche tout à l’heure ; que dire de cette sandalette taillée dans du cuir de la plus belle espèce ? Je vous ferais grâce de tenter de vous prodiguer un quelconque portrait de vos mains, aux veines d’un bleu si pur, aux ongles si magnifiquement limés, à la peau si blanche qu’on dirait celle d’un fruit. Assurément nous n’avons pas là des mains qui souffrent de l’hiver ou qui trempent dans la fange, non, nous avons là des mains qui tiennent la plume et l’encrier, qui caresse du papier vélin et non pas du papier grené comme votre serviteur. Bien sur les temps sont durs me direz-vous mon beau Maître, mais jetez un œil autour de vous : le poêle brûle plus de bois qu’il nous réchauffe, les murs s’écaillent mon seigneur, et voyez la crasse qui s’entasse là sur la vitrine, sans parler du minuteur qui, vous l’avez souligné, ne dure guère plus d’une minute et qui oblige nos clients à se presser, à bâcler la besogne alors qu’elle devrait être consciencieusement fignolée et venir à point, au lieu d’échauffer les sens et les nerfs par faute de temps. Prêchez un peu de votre bon sens et accordons nous à 20.000.

Je me tus un instant et sortit de la boutique pour prendre l’air, prétextant un besoin soudain de fraicheur pour rafraichir mes neurones qui ronronnaient dangereusement. Je m’assis sur une espèce de gros tuyau déglingué qui courait le long d’un mur de briques et entreprit de bourrer le fourneau de ma pipe. La flammèche de l’allumette éclaira une seconde l’écume de mer alors que je roulais déjà quelques formes disparates hors de mes narines percées. Pour être honnête une seule seulement était ornée d’un piercing, un petit crucifix en argent, qui je l’espérais donnait plus de force à mes sermons. Revenons à nos liards, Balthazar en réclamait 20.000. Le prix en l’occurrence n’avait aucune importance, je vous le dis pour que vous suiviez bien le cheminement intellectuel de cette affaire alambiquée. Il vendait ce dont j’avais envie, sans toutefois pouvoir dire si j’en avais plus besoin que je ne le désirais. Problème épineux à maints endroits j’en conviens, mais pas insoluble pour autant. Ceci amenant cela je fumais plus que je ne réfléchissais. Et tirais trop fort sur les poils trop longs de ma barbe trop grise.
Je remarquais alors que l’un de mes pieds, fraichement manucuré de la veille, trempait dans une flaque d’eau savonneuse. J’avais sous les yeux mon bel orteil à la grecque, aussi fier et droit que la proue d’un cuirassé, entrain de couler à fond de cale et de barboter dans cette eau putride. A cet instant un gueux tout vêtu de chiffons et puant la charogne se traina à mes chausses, me suppliant de lui donner l’aumône. J’en profite pour marquer une parenthèse : me demander à moi l’aumône me fis éclater de rire. Je pense que vous comprenez pourquoi. Fin de ma parenthèse. Il s’accrochait donc à ma soutane cet espèce de vieillard édenté fouettant la cuvette mal entretenue et je me plus à penser que le noir me donnait une certaine allure. Tout d’abord il permettait de noyer les quelques kilos superflus qui ceinturaient ma bedaine et dont mes ouailles charitables m’engraissaient chaque dimanche, ensuite il m’octroyait à bien des égards un port de corps des plus nobles, épousant les courbes de mon torse glabre et rehaussant mon cou un tantinet flasque, tout en valorisant mes mollets musclés et mon dos sinueux. Il m’aurait fallu un miroir pour m’y contempler un instant mais les lamentations du clochard qui maintenant me léchait furieusement l’orteil m’empêchait de me concentrer. Je le repoussais donc du plat du pied, ou plutôt de la pointe de la sandale. « Va pourrir en Enfer immonde créature », lui lançais-je alors que je me dirigeais vers l’échoppe de Balthazar. Il me cria quelque chose mais ce quelque chose en question ne parvint jamais à mes tympans. Tant pis, j’avais à faire.

- L’air frais vous a-t-il permis de peser le pour et le contre mon doux Père ?
- Il m’a conseillé 10.000 et c’est ton Seigneur et Maître qui parle par ma bouche mécréant, lui répondis-je pour l’impressionner.
- Je suis musulman mon Sieur, je ne reconnais que le Prophète et non votre Dieu, sans vous offenser.
- Allons ! Tu ne m’offense point, je ne suis qu’un pauvre pécheur comme toi. Mais je ne peux pas avancer 20.000.
- Le désirez-vous vraiment ?
- Qu’est ce à voir avec le prix de notre transaction ?
- Ca a tout à voir, me dit-il, absolument tout. Le désirez vous ou croyez-vous le désirer ? Est-ce un besoin pour comprendre et savoir ou un besoin pour espérer pouvoir désirer ? Comprenez que le prix de cet objet n’a de sens que la valeur qu’on lui en donne.
- Tu sais Balthazar je pourrais te fracasser le crâne contre ton comptoir et te trainer dans le fleuve juste derrière. Ou bien je pourrais aussi t’éventrer de long en large, te saigner comme un porc et patauger dans ton sang qui giclerait hors de ta carotide. Et ça me ferais marrer. A moins que je ne t’assomme et que je te pende au plafond de ma chapelle et là je te flagellerais en tournant tout doucement autour de ton petit corps tout ventru, un cierge à la main. Et mon frère je serais en prière pour ton âme torturée de commerçant débonnaire. Oui mon frère je prierais notre Seigneur de t’infliger mille souffrances dans Sa bonté, et toutes plus douloureuses les unes que les autres. J’écrirais Son nom sur ta chair meurtrie avec les dards d’un cilice chauffé à blanc et tu hurleras mon brave compagnon, tu hurleras comme jamais. Mais tout cela n’est rien, ou du moins bien peu de choses, par rapport à ce que je te ferais vraiment lorsque mes actes prendront le pas sur mes mots.

Il ne semblait pas apeuré mais plutôt surprit. Je lui avais cloué le bec à merde avec ma diatribe, dans laquelle j’avais d’ailleurs joué sur plusieurs registres et mêlé des images diverses et qui, ma foi, produisait un résultat convenable. J’en notais les meilleures tournures, pour mes vêpres de dimanche prochain. Maintenant je m’interrogeais, fallait-il attendre ou surenchérir ? Voir me le farcir incontinent ? L’aspect pratique de la chose me dérangeait, il y aurait du sang, et cela tache bien plus que le vin, il y aurait aussi des cris, et j’avais depuis peu, l’âge aidant, les oreilles sensibles. Je ne parle pas de l’odeur, mais si vous avais déjà humé un intestin grêle tout frais vous savez de quoi je parle, ça vous dépote le dernier des moribonds. La cocotte fumait il fallait maintenant laisser redescendre la pression et attendre que tout fut à point pour la dégustation. Vous savez avec la vapeur on ne sait jamais vraiment, parfois ce n’est pas assez cuit, parfois ça vous fond dans le palais parce que ça a trop chauffé. D’expérience je sais tout ça. Néanmoins le bon Balthazar, Dieu ait son âme plutôt que moi, m’avait titillé. Désir ou besoin je n’en avais pas la moindre idée. Comprenez simplement qu’il me fallait cet objet, car je sentais bien que mes sermons sonnaient creux parfois, je sentais bien que ma foi était plus affaire de confort et de charentaises en laine de Mérinos qu’ardeur réelle. Il y avait donc un manque, un vide que je ne savais comment combler, et c’est pourquoi je m’étais adressé à cette crapule dont les gros doigts empattés de baume se tamponnait maintenant le front.

- 15.000. Garantie à vie, me dit-il enfin.
- Va pour 15.000 alors. J’espère qu’il est de qualité.
- On ne fait pas mieux, parole. Il est comme neuf, je l’ai nettoyé hier soir, tout fonctionne au poil.
- Tu me l’emballes hein, c’est pour me l’offrir.
- Bien sur mon Père, bien sur, je vais vous chercher ça.

Et il disparut dans l’arrière-boutique d’une démarche vacillante, les mains un peu tremblotantes, les genoux en compote sous la djellaba. Je sortis l’argent de ma bourse et le déposais sur la caisse. Je frémissais d’impatience. Après un moment qui me parut plus long que l’agonie de Jésus sur la croix Balthazar revint, une boîte à la main. Il la déposa devant moi et la déballa avec soin. A l’aide d’un gant en plastique il le sortit. Je le pris avec soin mais sans gant et le soupesais.

- Voilà pour vous, en vous souhaitant un Joyeux Noel Messire.
- Il est parfait mon agneau, parfait. Tu m’arrangeras le minuteur des chiottes et je te souhaite de bonnes et joyeuses fêtes. Que ta vie soit longue et prospère. Amen.

Il me regarda partir, mon carton sous la soutane et soupira. Dehors, je recroisais mon pauvre bougre qui rampait toujours à plat ventre au milieu de la rue. Je l’aidais à se relever et lui glissais une pièce d’argent dans la main. Ses yeux m’interrogèrent, ébahis. « Maintenant mon frère j’ai un cœur » lui dis-je. Et pour pas cher m’empressais-je d’ajouter dans un murmure que la nuit emporta.

1 Comment:

Anonymous said...

Pas mal cette idée de troque mené tambour battant par un soutané en mal de tu-sais-quoi; ça me fais mal au tu-sais-quoi mon gars mais comme j'ai le tu-sais-quoi sur la main je me lance quand même. Je te le donne en mille mon tu-sais-quoi, mon bonbon, mon loukoum: pas mal & bancal mais banco pour un crotal. Et après on dit que je n'ai pas de tu-sais-quoi mais si tel était le cas je ne rédigerais pas mon propre commentaire mon gars. Parce que moi j'ai un tu-sais-quoi gros comme ça!

s