Saturday, December 16, 2006

Alter-Aygo (by Toyota)



 - Sa mémoire est pleine. Il est en surcharge, diagnostiqua Dr. No.
- Encore un - électrodes ?, suggéra Dr. Yes
- Bistouri ?
- Anesthésiant ?
- Gnôle ?

Dr. Yes eut un geste d’humeur. Dr. No se contentait d'observer le corps de l’adolescent, encore figé. Un sourire perlait au coin des lèvres du jeune homme, tandis que ses bras et ses jambes semblaient arqués dans une mécanique de marbre. Ce grand corps prostré sous les yeux des deux praticiens paraissait hagard, encore stupéfié de se retrouver au centre du laboratoire, lequel n’était d’ailleurs guère grand, et ne contenait que deux simples plateformes de contrôle, une blanche et une noire, ainsi que deux écrans panoramiques, un noir et un blanc. Dr. No s’avança à pas feutrés, ondulant entre les fioles, certaines teintées de liquides charbonneux, d’autres écumantes d’azote liquide. A l’aide de son confrère, ils déposèrent leur patient sur un confortable fauteuil de cuir et prestement lui lièrent poignets et chevilles.

- Branchez le No, qu’on voie un peu ce qu’il a dans la boîte.

Aussitôt Dr. No plaça de sa main toute gantée de latex quelques électrodes sur le front du jeune homme, regrettant son fidèle bistouri. Mais telles étaient les avancées technologiques de cette étrange époque et ma foi il fallait s’en faire une raison. Dr. Yes du haut de sa plateforme entrait une série de chiffres sur son clavier, déjà il ronronnait ; il était de la nouvelle école, il informatisait tout, compulsif et efficace.

- Yes mettez le moi en circuit ouvert. Et musique s’il vous plait.
- Bien on y va ?
- Non.
- Si.
- Non.
- Si.

Dr. Yes poussa le commutateur, d’un seul coup les lumières vacillèrent et se voilèrent dans un feulement ambré. Dr. No s’était déjà retourné et fixait l’écran derrière ses montures en demi-lune. L’adolescent restait immobile, le regard vide, les cheveux encore emplis d’électricité statique. Sa chemise blanche à carreaux noires brillait à la ferveur des diodes, alors que les deux docteurs perchés sur leurs plateformes respectives s’agitaient en tout sens.

- No abaissez je vous dis, abaissez ! On ne voit rien là !
- C’est très clair Yes, l’écran est tout noir !
- Au contraire c’est très opaque, l’écran est tout blanc !
- Blanc me dites-vous ?
- Noir me répondez-vous ?
- Je me fais un sang d’encre Yes.
- Et moi No je suis blanc comme neige.
- Rectifiez, rectifiez on le perd !
- Je l’ai ne vous en faites pas, maintenant transférez !

Dr. No effectua alors un ensemble de manipulations, pressant, serrant, levant, abaissant toujours plus de leviers jusqu’à ce qu’une formidable étincelle illumina sa face convulsée ainsi que celle, béate, de l’adolescent. Les écrans tressautèrent, l’image s’ébroua, rugit, puis mise au pas par la dextérité et le calme de Yes elle se cambra, trottinant à peine de long en large. Dr. No put enfin transmuter ; les derniers souvenirs en date du jeune homme se matérialisèrent simultanément sur les deux écrans panoramiques noir et blanc.

- Allons-y Yes.
- Je suis prêt No.
- J’envoie.
- Je reçois.

Explorant tout le spectre lumineux Dr. Yes retoucha la netteté de cette première image, alors trop floue et trop sombre.

- Mais que faites-vous Yes ?
- L’image est trop sombre No.
- L’image est trop claire! Contrastez !
- Eclaircissez !

Au bout de quelques minutes tous deux eurent réglés ces menus problèmes, arrivant chacun sur sa plateforme à un résultat qui lui convenait parfaitement. Dr. No se tenait un peu retrait de sa console, les yeux plissés derrière ses lunettes, Dr. Yes se dressait droit face à son moniteur, les jambes raides, le buste gonflé, la carotide battant la peau de son large cou.

- Vous avez-vu No ?
- J’ai cru m’en apercevoir Yes.
- Aygo ?
- Aygo.

*

C’était bel et bien une Aygo. Toute luisante de peinture rouge et déambulant au milieu d’une rue. Ronde, longue et élancée elle filait sur le bitume de ce jour d’été qui crachotait quelques exhalaisons de carbone. Dr. No fit le point, Dr. Yes arrêta une seconde l’image. Au-dessus de leurs calottes l’opéra chuchotait ; au-dessous de leurs semelles de crêpe le jeune homme ne voyait pas sa vie défiler devant ses yeux, bien qu’il la regarda ardemment.

Il était donc au volant, les cheveux aux quatre vents, la cigarette aux lèvres, son bras reposant sur la fenêtre ouverte. Sa peau tannée entretenue par un soleil de plomb semblait comme huilée tandis que ses yeux à demi-fermés se concentraient sur la route. Autour de lui s’étendaient à perte de vue des champs de blé, ondoyant doucement sous la bise estivale.

- Avancez Yes, on s’en fout de ces vacances.
- Et si on trouvait quelque chose ?
- Je vous le dis il n’y a rien dans cette séquence.
- No vous n’êtes pas professionnel.
- Yes vous l’êtes trop. Avancez vous dis-je.
- Je recule.

Il était maintenant allongé sur la banquette arrière, un chien dans les bras. A l’extérieur l’air semblait encore étouffant malgré les premiers signes annonciateurs du crépuscule ; les cigales s’étaient tues, interrompant leur représentation au profit de la nuit. L’Aygo était garée dans un champ laissé cette année là en jachère par son propriétaire qui lui avait préféré une saison de tournesols. Le jeune homme saisissait son regard dans le rétroviseur, ainsi qu’un amas confus de poils et de vêtements gigotant dans tous les sens ; seuls ses yeux, l’un noir, l’autre blanc demeuraient étrangers à ce qui ballottait la voiture. Il cligna deux fois de l’œil, une fois à droite, une fois à gauche.

- No que croyez vous qu’il fait à se regarder comme ça dans le rétroviseur ?
- Yes je pense qu’il aime à se voir.
- Et le chien bon sang, pourquoi couine t’il si fort ?
- Si voulez mon opinion professionnelle je crois qu’il se passe là-dedans des choses médicalement passionnantes mais éthiquement obscènes.
- Vous ne pensez pas qu’il… ? Avec le chiot… ?
- J’en ai bien peur Yes, j’en ai bien peur. C’est limpide, observez son œil, le noir.
- Je ne le vois pas, No. Le blanc me semble un peu dilaté néanmoins. Caractéristique d’une certaine fébrilité. Il souffre m’entendez-vous ?
- Le chiot ?
- Non ! Notre pré-pubère ! L’examen de l’œil blanc est on ne plus favorable.
- Je ne le vois pas, Yes. Il jouit vous dis-je.
- No, vous êtes sale.
- Non puisque je ferme les yeux Yes.
- Je les ai grands ouverts et je ne vois rien.
- Je les ai fermés et je vois tout.
- Changez de bande No.
- Je ne change rien.


L’image oscilla entre le noir et blanc tandis que les deux scientifiques pianotaient chacun sur leurs claviers respectifs. Yes tentait de l’atténuer, en faisant jouer l’éclairage afin de bien dissiper les zones d’ombres ; No au contraire forcissait sur le grain afin d’en réduire la luminosité. L’écran noir et l’écran blanc ressemblaient à deux canevas zébrés de mille paillettes explorant toute la gamme des gris, les décomposant dans le chuintement électronique de la neige cathodique. Enfin, la troisième séquence débuta par une plongée dans une ruelle enneigée quel seul venait troubler un crissement de pneu.

*

L’Aygo roulait au pas, ses jantes s’enfonçant mollement dans la neige boueuse. Le jeune homme avait l’air fatigué, les traits tirés et lourds de sommeil, renforcés par la teinte violacée d’épaisses cernes qui creusaient son faciès d’une sombre manière. Il coupa le moteur en face d’une large bâtisse blanche cintrée d’une haie d’acacias. Le claquement de la portière se perdit dans le rugissement du vent qui lui cingla les joues, alors rentrant le cou dans le col de son manteau il poussa le portail et pénétra dans le jardin, foulant un tapis de pétales enneigés. Deux minces colonnades ceinturaient le porche, encadrant fermement une volée de marches de bois sur lesquelles il s’assit le temps d’une cigarette. Enfin, il se leva, sonna et une lumière s’alluma au premier étage de la maison. La porte s’ouvrit et elle se referma dans un claquement sec.

- Ca ressemble à chez vous vous ne trouvez pas ?
- Ca ressemble plutôt à chez vous No.
- Les colonnades sont blanches.
- Les colonnades sont noires.
- Les voyez-vous ?
- Non.
- Alors elles sont blanches.
- Je n’y vois goutte, la lumière est allumée.
- Il est avec une femme mais je ne la vois pas, elle est dans une zone d’ombre. No, zoomez.
- Je la vois Yes.
- Décrivez la femme.
- Décrivez la pièce.
- Grande, élancée, peau fine, cheveux blonds, raie sur le côté, tenue légère.
- Petit, congestionné, moquette épaisse, papier peint couleur papier peint, kilim au milieu, surchargé.
- Yes, je suis perplexe.
- Et moi agité No.
- Si vous voulez mon opinion professionnelle je crois qu’il se passe là-dedans des choses physiologiquement excitantes mais philosophiquement désirables.
- Si vous désirez la mienne il me semble qu’il se passe là-dedans des choses biologiquement maussades mais esthétiquement superbes.
- No, c’est votre femme qui est allongée sur la table de la cuisine.
- Je ne vois rien Yes, je ne vois rien. Comment est la table ?
- Formica, banale, noire.
- Alors c’est ma femme. Que lui fait-il ?
- Je n’ose vous le murmurer No.
- Criez le Yes. Non attendez. J’entrevois un mouvement dans le salon. Une autre femme.
- Je ne vois rien.
- Rondelette, brune, des fossettes, à moitié nue, caméra au poing.
- Que fait-elle ?
- Elle filme ma femme et notre jeune compagnon.
- C’est moche.
- C’est de l’art Yes.
- C’est de la science No.
- Je crois que c’est votre femme à la caméra.
- Comment est la caméra ?
- Plastique, banale, blanche.
- Alors c’est ma femme. Que fait-elle ?
- Une pause.
- Développez No, développez , la lumière est éteinte.
- Notre ami en a pour deux Yes j’en ai peur.
- Le brave homme.
- Votre femme est avec la mienne.
- Alors je suis rassuré.
- Moi aussi.
- Eteignez No.
- Rallumez Yes.

*

La dernière image se déroula tandis que déjà l'ultime séquence défilait sur les postes. Dr. No lissa le col de sa blouse et Dr. Yes froissa son pantalon nerveusement. Les écrans crachaient une lueur floue qui finalement s’estompa. L’adolescent se tenait debout dans la salle de bain, nu. Il se regardait dans le miroir intensément. Les deux docteurs se sentirent écossés par la force de ses yeux qui les paralysaient et leurs étreignaient la gorge. Dr. No eut l’impression qu’un bistouri s’introduisait dans sa cervelle ; Dr.Yes crut sentir des dizaines d’électrodes qui lui serraient le front et lui meurtrissaient le torse ; l’un souhaita un coup de gnôle, l’autre un anesthésiant ; Dr. No vacillait, Dr.Yes ventilait.

Puis, à l’aide d’un feutre noir le jeune homme traça de grosses lettres sur le miroir, toutes bien espacées les unes des autres. Il reboucha son marqueur et entreprit la même opération, cette fois avec un feutre blanc. Il se décocha un clin d’œil et quitta la pièce.

- Que lisez-vous Yes?
- « Aygo des » et vous-même No?
- « Expériences uniques ».
- Noire géline pond blanc œuf.
- Et blanc caprice ne rompt pas la tête.
- Si je vous dis blanc Yes.
- Je vous dis Noir No.

Alors tous deux se le répétèrent. « Aygo des expériences uniques ». Ce fut la mort de leur science.


1 Comment:

Anonymous said...

Sympatik. Toyota?
Un dialogue fin et engageant, drole et mysterieux, un bon developpement narratif pour permettre la scene finale; l'alternance maniee a souhait. Soigne et soigneux, ouvert quoi...

avant l'explosion

s