Friday, November 17, 2006

L'Arlequin



La paille crissait contre les pavés détrempés. L'Arlequin époussetait les rides de ce vieux visage fané que sont les trottoirs de Paris, tournant délicatement autour des veinures de béton, caressant affectueusement les contours de brique, peignant la chevelure de macadam du crin de son balai. A cette heure de la nuit ou du matin nul parisien ne venait battre le trottoir de son pas pressé ou de son allure endimanchée, nulle robe ne se soulevait sous cette brise que lui seul pouvait renifler, nul pantalon ne s'agitait sous les premières lueurs de l'aurore dont les rayons commençaient tout juste à perler au-dessus des ogives de Saint-Eustache. L'Arlequin se tenait droit dans son uniforme tout pimpant de vert, le manche de son balai bien serré dans le coin de sa paume, à balayer le caniveau qui ruisselait contre le cuir de ses bottes. Il croisa un ourson en peluche au poil brûlé et auquel il manquait un bras, ne laissant dépasser qu'une touffe de plumes grisonnantes, qui dérivait le long du cloaque. Il pataugeait dans la boue qui lui collait aux mollets et qui déteignait sur ses chaussettes qu'il portait relevé au-dessus de ses chaussures. Son ventre grogna, il n'avait rien avalé depuis la veille, une andouillette dévorée sur le pouce au coin d'un zinc accompagné d'une prune qu'il s'était envoyé de travers, trop pressé par la course de la benne à ordures qui descendait déjà la rue du Renard. Depuis trois heures il polissait les rues, sachant que sous le pavé il ne rencontrerait que plus de pavés encore, et qu'à vouloir briser la pierre on ne récoltait que des courbatures qui rendaient les vieux jours encore plus amers qu'ils ne l'étaient déjà.

On l'appelait l'Arlequin. Ca lui avait toujours collé à la peau comme la poisse, depuis ses premiers souvenirs jusqu'à ce jour. Avec le temps il avait fini par se demander pourquoi. Peut-être était-ce à cause de ses longues nattes qui lui tombaient jusqu'au bas du dos et que sa mère lui avait tressé dès son plus jeune âge tandis qu'il barbotait encore dans son boubou, balancé contre une robe bariolée de tissus écarlates entre deux rames de métro et trois lignes de bus. Il se souvenait encore de toutes ces étoffes aux mille éclats, de ces damas de soie brillants comme le feu du désert, de ces plumes de paon qui ressemblaient à autant de pastels sur un ciel de jais, de ces lourdes moires qui sentaient la sueur, le sang et le souffre, et que sa mère faisait sécher sur un parpaing d'autoroute. Puis ce fût la grisaille pourrie de la chaux et de la suie qui lui revint en mémoire, de celle qui tache les broderies et flétrie la couleur, de celle qui sue de toute sa peau moite et fripée, de celle qui ne s'oublie qu'en bas d'une cave gâchette à la main. Parce qu'il n'y avait plus que cela, les balles et les douilles pour prouver qu'on en avait dans le jogging, parce que de toute façon il n'y avait plus de boulot, que de l'oseille sale qui payait même pas une boîte de conserve. Alors fallait bien tirer à blanc sur les ombres le soir quand même la lune refusait de briller sur ces tours monstrueuses qui étendaient leurs tentacules dans tous les sens et qui vous lacérait la peau à coup de misère. Et on croupissait dans ce trou qui puait la mort, on étouffait ses larmes parce que fallait la jouer grand caïd; ne restait que l'oreiller qu'il serrait de toutes ses dents blanches comme l'ivoire en se maudissant de trafiquer le soir dans le hall. L'hiver il grelottait de froid dans ces quelques mètres carrés que sa mère louait à prix d'or, que même les rats fuyaient, préférant l'égout à cette mansarde aux murs craquelés, aux carreaux fissurés et où la neige s'amusait à venir déposer ses flocons de glace entre les grelots de ces nattes. Alors on allumait le four autour duquel on se tenait serré dans de vieilles couvertures bouffées par les mites et dont les chats de gouttières jouaient avec les peluches de laines. Et la facture tombait dans la boîte aux lettres éventrée et on pouvait jamais la payer parce qu'il n'y avait plus d'argent. Sa mère pleurait ce soleil d'Afrique qu'il n'avait jamais senti frémir contre sa peau tannée par la pluie, le vent et les pleurs; lui ne se sentait ni d'ici ni de la bas, que de nul part. Et puis venait la cour de récréation entre les claques que l'on recevait et celles que l'on distribuait, entre les raclements de la fourchette et les couteaux qu'on appuyait sur une gorge récalcitrante. Il s'imaginait écrivain, on lui rappelait qu'il était bon à rien. Alors il écrivit sur les murs, ça valait encore mieux que de tomber pour un deal qui aurait mal tourné. Il n'entendait rien aux lettres, la poésie le laissait pantois, il faisait rimer les murs à coups de bombes de peintures. Il avait imaginé une histoire, celle d'un éboueur, divisée en parties correspondant aux différents stades d'une vie, de la jeunesse à la vieillesse et où la chute devait être celle d'un pauvre homme rabougri balayant ses propres organes parce qu'il n'était bon qu'à cela, balayer encore et toujours. Par la force des choses il avait lui-même épousé cette profession, boutonnant chaque jour son uniforme encore imprégné de la crasse de Paris. Et voilà qu'il était là aujourd'hui à deux pas des Halles entrain de récurer le béton, le seul qu'il connaissait. Il avait troqué la plume et le papier contre le balai et le pavé, ça nourrissait son ventre aussi raide qu'une plaque de tôle et ça tenait chaud lorsque novembre cédait le pas à décembre.

*

Le soleil s'était levé maintenant, et il déambulait près du Forum, ramassant du bout de sa pelle les détritus qui virevoltaient sous les rafales hivernales. Il tremblait de froid malgré son bonnet et son épaisse écharpe de laine; la boue s'immisçait sous son gilet et lui fouettait le torse de son étreinte glaciale. Il digérait son bol de soupe à l'oignon, qui lui tenait tant bien que mal le bide. Il jeta un journal aux pages jaunies par la grêle qui s'était mise à tomber, lui brisant le dos de toutes ces étincelles givrées. L'Arlequin se tenait là au beau milieu des dômes de verres, seul sur la place des Innocents, le dos à peine courbé, essuyant la pluie qui lui tailladait le visage. Il se tenait fièrement, le cri de sa jeunesse toute remplie de dignité sous l'averse.

Seule Mme M'Bala le regardait depuis le pied d'un immeuble, le saluant de sa petite main gantée de plastique, une brosse entre les dents entrain de cirer l'entrée. Elle sentait la cire qui lui rappelait son enfance passée dans le nord de Paris. Elle jouait alors avec ses poupées de chiffons sur le parquet luisant d'une bicoque placée entre deux ruelles sales. Son père économisait au pays pour lui payer des études, elle se voyait alors médecin et taillait dans des monceaux de dentelles chapardées à la boutique de sa mère des blouses blanches. Un tuyau crevé ramassé derrière dans le terrain vague lui fournissait un stéthoscope, et deux fils de fers noués une paire de lunettes qui lui tombaient constamment sur le menton. Le monde s'affolait alors, partout ce n'était plus que bains de sang, hémorragies, cris d'agonies, râles de douleurs, maladies et épidémies qu'elle devait soigner, roulant dans son ambulance sa trousse à la main et distribuant seringues et cachets, opérant sur un coin de table avec du fil et une aiguille, recousant des centaines de plaies, reprisant encore et encore ses poupées, tirant entre ces petites dents sur les coutures, pansant et raccommodant des torchons chipés dans la cuisine et tout plein de graisse qui lui tachait les mains et le visage. Elle aurait voulue sauver sa mère qui trop lourde et trop misérable s'était écroulée au bas de l'escalier par un froid matin de décembre, la nuque brisée, le dos écrasé contre une dalle qui lui avait éclatée la colonne vertébrale. Avec le temps elle n'avait recousu que des robes de soirées pour ces dames dont elle lustrait les meubles et le hall d'entrée et sa dentelle s'était ternie et mise à sentir le gras de ses poêles et de ses casseroles. Elle trimballait une odeur de friture qui ne la lâchait plus, même son édredon exhalait un relent d'huile. Les seules hémorragies qu'elle voyait lui parvenait par le tube cathodique qui chaque soir résonnait dans sa loge trop petite, trop vide et trop froide. Elle devait mettre ses lunettes aujourd'hui, avec de gros verres montés sur une grosse monture rose bonbon et qu'elle retenait d'une ficelle pour éviter de les perdre. Elle roulait sa bedaine proéminente entre chaque étage, distribuait le courrier et s'en allait de nouveau pour retrouver son seau, son eau et son savon. Alors elle entamait un ballet dont elle connaissait par coeur la cadence, depuis l'éponge rapiécée jusqu'à la serpillière trouée qu'elle empoignait à mains nues et dont elle frottait le marbre des escaliers, prostrée sur le sol gelé et qui lui écorchait les genoux. Chaque jour elle perdait des copeaux de peau à poncer les combles de l'immeuble; chaque jour elle engraissait davantage, se gavant comme une oie, prête à être plumée et dévorée. Hier elle rêvait de sauver la terre; aujourd'hui elle ne désirait plus qu'une chose, qu'on la sauvât de ce monde.

*

On le poussait de tous les côtés, ce n'était plus que coups de coudes et de cartables qui lui tapaient les reins et les côtes alors que son balai était piétiné par des centaines de chaussures. La nuit avait recouvert les cheminées fumantes de Paris, s'installant dans ses quartiers d'hiver, le ventre repu de toute cette foule qui frissonnait. Du coin de sa bouche étoilée elle souriait, de ce large sourire heureux et béat qui suit un festin, engloutissant hommes et femmes comme autant de meringues dont elle se gaverait jusqu'à satiété. L'Arlequin la devinait rayonnante, la panse sévèrement harnachée par ce gueuleton d'enfer, alors que lui se tenait voûté sous les premières neiges, accusant le froid de lui éclater ces vieux os. Il ne sentait même plus ces orteils qui devaient pourrir sur une plaque de glace, quelque part la-bas tout en bas sous ses lacets. Autour de lui on se pressait vers la bouche de métro, le Forum sifflait et crachait ces glaviots recouverts de laines, de velours et de coton. Un coup de feu retentit soudain tout près de lui alors que trois hommes s'échappaient en courant d'une boutique des sacs plein les mains. Il vit le gérant basculer derrière sa caisse, le corps troué d'une volée de plombs. Il s'interposa entre les hommes, la main sur son balai, droit sur ses jambes arqués qui soutenaient difficilement son maigre buste, la moustache tremblotante sous les flocons qui étendaient leur linceul blanc sur ses frêles épaules de vieillard. Un des hommes le braqua et lui tira dessus à bout portant; le choc l'envoya valdinguer dans la caniveau. Lorsqu'il ouvrit les yeux il ne vit que la réverbération du lampadaire au-dessus de lui et il lui semblait que le soleil pleuvait, l'inondant de lumière. Il gisait là dans la boue qu'il avait passé toute sa vie à frotter, la bouche pleine de sang, le bide éventré, regardant ses entrailles entrain de fumer à ses pieds. Alors il se releva, seul au milieu de cette foule qui continuait à le bousculer, et lui se retenait chaque fois à son balai qu'il serrait de toutes ses forces, une main contre le manche, l'autre contre son bassin pour arrêter le saignement. Il balayait son sang, frottait le pavé encore noir de ses organes, rinçant cette gerbe ensanglantée qui tachait le trottoir. Il sentit son coeur se rompre et tomber; alors dans un dernier effort il le poussa du bout du doigt et le regarda disparaître dans une bouche d'égout.

*

Mme M'Bala avait entendu les coups de feu; aussitôt elle s'était précipitée dans la cage d'escalier, ne prenant même pas la peine d'allumer la lumière. Son chausson manqua une marche et elle flotta un très court instant avant de sentir le contact du marbre qui lui brisa les dents et lui enfonça le crâne, alors qu'elle roulait au bas des marches, toute la graisse de son corps meurtrie d'une douleur qui la fit hurler. Dans un dernier sanglot elle entendit sa colonne vertébrale céder sous le poids des dalles qu'elle venait tout juste de polir et un goût de savon et de javel lui baisa les lèvres. Elle gisait inerte au pied de l'escalier dont elle avait aspiré toute la poussière, dans une mare de sang qui tachait la blancheur du hall d'entrée. Son dos craqua; alors dans un dernier soupir elle souhaita avoir eu une serpillière pour nettoyer toute cette saleté.

Canterbury, Novembre 2006

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