Sunday, November 05, 2006

Carnaval



Il était une fois une ville de soie toute pimpante de taffetas et de damas. Ses hautes tours se hérissaient entre les lambris d'un ciel constamment estampé d'étoiles. Ses rues jonchées d'émeraudes offraient à l'étranger un panorama de la plus extraordinaire beauté et ses pavés l'étourdissaient à grands coups d'or et d'argent. Les larges immeubles frétillaient comme un banc de poissons couleur vermeil lorsqu'une bise fraîche venait s'amuser à cajoler le duvet cotonneux des piliers et des dômes d'ivoire. Au centre de ces constructions opalines s'étalaient mille et un commerces, tous plus riches les uns que les autres et dont les devantures luisaient d'un éclat doré pareil aux lueurs du levant. Les étalages se donnaient en spectacle sur les boulevards, dévoilant leurs échoppes de fruits, de légumes, de crabes, de langoustes, de broderies, de tapisseries, de tissus, de verreries, de noix, de safran, de jade et de saphirs. Sur les réverbères inclinés on pouvait voir des lampions aux nuances de rubis qui, la nuit tombée, éclairaient la douce fourrure de quelque renard ou hermine empaillé.

Nulle misère et nul chagrin n'agitait notre ville, et chacun y jouissait d'une habitation soit sur pilotis de cashmere au-dessus d'une rivière de diamants, soit délicatement déposée sur un parterre d'herbe sucrée dont les enfants léchaient les jeunes pousses de la pointe de leur langue rose. Au carrefour de la grande place l'on s'alanguissait un instant, bercé par la voix fluette de quelque troubadour qui dansait au son d'un battement de crécelle. Alors chacun battait des mains et une liesse engourdissait les torses bombés et les jambes galbées par une gaze d'azur. Le menuisier empruntait le bras de la crémière, la blanchisseuse la main du marin et une valse s'organisait au refrain battu par les brodequins de daim. Un ménestrel perché là-haut à la pointe d'un mâchicoulis saisissait alors sa trompette et accompagnait les murmures d'une lyre et d'une harpe qui se chuchotaient de coquettes paroles dans un coin de ce gigantesque boudoir populaire. Une horde d'enfants galopaient entre les couples enlacés, criant et hurlant de leur voix fluettes tout le bonheur qui secouait leur chevelure de blé. Un baiser se dérobait aux regards tandis que deux paumes se retrouvaient au hasard d’un feulement d'étoffe et se perdaient dans un frottement langoureux de chair. Chacun souriait et riait à gorge déployée, s'interpellant, se sifflant, s'embrassant, et tout le monde s'arrêtait au coin de l'alambic et trempait ses lèvres dans un calice de vin à la robe de tulipe. Les trois soleils et les deux lunes semblaient ivres aussi de cette joie et acclamaient cette ferveur de leurs applaudissements lumineux.

Ni sanglot ni larme n'humidifiait ces yeux d'opales, nul chagrin et nulle peine ne bâillonnait ces coeurs dans lesquels coulait un coulis sirupeux de fraise. Il fallait chercher entre les ruelles de satin et par-dessous les douves en pâte d'amande pour trouver des pleurs qui s'égouttaient le long d'un visage noirci de suie; car celui qui sanglotait derrière les parois de sa geôle de réglisse échappait aux goulées de bière et aux lampées de vin et pourrissait entre les sucs de ses murs aux relents de cassis.

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La Reine bailla et un page vint aussitôt essuyer le filet de bave qui coulait entre ses mandibules velues. Le valet battit un instant des ailes et du bout de ses antennes translucides effleura la grosse peau tannée de sa souveraine. D'un geste prompt il récolta la semence filandreuse et alla la disposer dans une coupelle de miel dont s'échappaient des fragrances vanillées. La Reine s'impatientait, son corps gras s'agitait de soubresauts, elle trépignait. Elle croqua un bout de son trône chocolaté et tourna la tête en direction des créneaux. En bas les gens chantonnaient et attendaient qu'elle se montre du haut de son balcon qui surplombait la ville, au sommet de la plus haute tour, elle-même au sommet de la plus haute falaise, entre les nuages diaphanes. Le Carnaval durait depuis maintenant trois jours et la Reine n'était toujours pas apparue. Les sucres d'orges avaient fondus, ne laissant qu'un arrière goût aigre dans les gosiers, les dragées avaient disparues, terrassées par des appétits voraces et les meringues et les guimauves avaient crépitées dans les estomacs, flambées dès le premier soir. On susurrait, on calomniait, on commençait même à railler dans les artères de la cité. La Reine sentait l'impatience poindre sa moustache dans les sourires crispés et dans les cernes violacés que l'ivresse nocturne n'avait fait qu'accentuer. D'un coup de rein elle envoya son papillon sonner le clairon et demanda au mille-pattes d'aller quérir la bête, autrement dit son fils.

Elle s'épancha un moment sur cet enfant qu'elle n'avait jamais désiré, frère du futur roi. Une suée lui remémora l'accouchement et les deux visages de ces chérubins larmoyants. Elle aurait voulue le dévorer à l'instant où il poussa son premier cri, mais elle décida de l'offrir à la ville en guise d'emblème communautaire. Il était monstrueux avec ses fines bouclettes blondes, difforme avec son corps horriblement agencé, et sa peau claire semblait pareille à une tache de lait sur une nappe de vin. Il gazouillait à peine qu'on l'enferma et qu'on décréta trois journées de carnaval au solstice de chaque année. Trois journées de liesse et de fureur au terme desquelles cet être immonde était jeté en pâture à la foule et où cette orgie furibonde le mâchait, le digérait et le régurgitait dans un rot enfariné. Il fallait le sucer et le lécher, le battre et le moudre, le fouetter à coups de lanières acidulées, le rosser enfin sous les poings de la débauche. Chacun y allait de sa joie; chacun y cultivait son bonheur, à travers un crachat, une insulte, un bon mot. Et la Reine jubilait de ces milliers d'ordures jetées à la tête de son rejeton, elle jouissait depuis les tréfonds de son abdomen lourd de graisse lorsqu'il était poussé, frappé, battu, injurié, sali, lorsqu'il s'effondrait et qu'on le relevait pour mieux le frapper encore. Chaque poing qui s'écrasait sur ces os rachitiques lui soulevait un sourire, elle se gavait de tous ces rires, de toute cette bonne humeur, de toute cette félicité qu'engendrait son fils. Et le soir enfin, lorsque la nuit bordait les derniers râles de la fête de sa main étoilée, elle s'endormait, épuisée par tant de plaisir.

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Lorsqu'il entendit la clé tourner dans la serrure de lin il ne s'en étonna guère. Deux gardes le saisirent par les aisselles et le traînèrent hors de sa cellule. Ils le jetèrent dans une barque et pagayèrent entre les remous du fleuve lacté. Des sirènes le sifflèrent du bout de le leurs queues écailleuses, et un lutin l'éclaboussa en sautant du haut d'une cascade de lait. Un autre le nargua tandis qu'il se laissait dériver sur une cerise, alors que les gardes lui bandèrent les yeux à l'aide d'un ruban sucré qui lui piqua la peau. Ils accostèrent sur un quai d'argile qui n'en finissait plus de glisser dans des soupirs de glaise et il se laissa conduire de par ces marches qu'il avait tant de fois gravies. Enfin ils arrivèrent dans une large cavité dont les angles surchauffés par la forge suintaient de grasses gouttes de souffre. On le mit à terre et une couronne de houx lui fut plantée sur le crâne. Ses tempes gémirent et son front brûla, il commençait à saigner. On lui lia les mains derrière le dos et on arracha le bout de linge qui lui couvrait pudiquement les clavicules. Le mille-patte le poussa, dehors il pouvait entendre les rugissements de la foule. La Reine devait s'être montrée car les carillons tintèrent du haut des chocolateries.

Il fut poussé et ce furent mille sourires qui l'accueillirent tandis qu'un déluge de caramels, de pastilles, de liqueurs, de fruits confits, de gâteaux, de farine, de levure et d'oeufs s'abattit sur son corps dénudé. Il écoutait les barytons de ces franches rigolades, il les entendait éructer de plaisir alors qu'on lui versait une bonbonne de confiture sur les cheveux, il respirait la mure et les pruneaux. Il pataugeait dans une mélasse épaisse qui lui collait aux orteils mais derrière lui le mille-patte n'avait cesse de le pousser toujours plus en avant. Déjà la vanille s'introduisait dans ses oreilles et lui léchait les tympans. Il trébucha, tomba, se releva. Il fut hué par un fou rire, pointé par un doigt potelé, moqué par une rangée de dents disparates. On lui cracha dessus, des glaviots sucrés qui perlaient le long de ses joues. Une bouche affamée tenta même de le mordre mais ne put arracher qu'un bout de chair sanguinolent. Enfin on le fit monter sur l'échafaud et on lui retira son bandeau.

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L'horizon s'embrasa de silhouettes qui s'étalaient à perte de vue. La Grande Place était ballottée par le ressac de cette foule toujours plus nombreuse et qui étincelait sous les rayons des soleils. Des vagues colorées de carmins, de topazes, d'émeraude rebondissaient entre les arceaux et les ogives de la place, des centaines d'enfants dansaient le long des remparts, les lèvres barbouillés de rouge, de vert, d'orange et d'indigo. Une luciole se posa sur son épaule tandis qu'on lui liait autour des poignets et des chevilles d'épaisses cordes de satin. On lui perça de clous rouillés les paumes et les chevilles alors qu'il était soulevé au-dessus de la ville, solidement accroché à une pièce montée gargantuesque. Ses liens lui ciselaient la peau, et des miettes de sucre virevoltaient dans l'air, se confondant avec ses gouttes de sang. Sous ses pieds chacun enleva ses vêtements et se laissa arroser par cette pluie de nacre aux reflets magenta. Un immense frisson secoua ces corps gros et fiers embellis par le poids des différents mets et par les bulles azotées des différents breuvages. Lui criait, on s'extasia. Il pleura, on jouissait. Il s'éloigna, on se rapprochait dans un échange langoureux de caresses et de baisers. Les peaux se frôlaient, se cherchaient, s'attiraient dans un désir ardent. On palpitait, on bouillonnait. Puis ce ne fût qu'un charnier d'appétits s'entre-dévorant les uns les autres, ce ne fût que cajoles, soufflets passionnés, baisers enfiévrés. On se frotta, se heurta sous le joug de la passion, s'enlisa dans la fange d'une ardente copulation. Chacun se livra et s'offrit, badinant dans le sang et le sucre.

Dans son inconscience il reniflait l'odeur aigre de ces membres mêlés, apercevant en contre-bas l'ombre noble de la Reine qui se pavanait depuis sa loge. Il se tortilla pour mieux la voir mais ses yeux ne purent s'arrêter que sur la couronne de fruits qui encadraient les yeux globuleux du monarque. Sa propre couronne s'enfonçait davantage contre son front; le houx lui lacérait la peau, le sang l'aveuglait à moitié. Soudain, la corde craqua; il se sentit tomber. Ses paumes et ses chevilles furent lacérés; les clous avaient transpercés les chairs. Il flotta un instant pareil à une pastelle ensanglantée et s'écrasa contre le Sphinx, archer émérite de la Cité. Sa chute avait assommé la bête et il en profita pour lui dérober son arc et son carquois remplis de flèches à la pointe aiguisée. Il courut de toit en toit, se rapprochant toujours davantage du royal balcon. Sous les tuiles de cannelle l'orgie battait son plein, il pouvait percevoir les coeurs essoufflés qui tambourinaient sourdement. Il banda l'arc et plaça une flèche contre la plume de paon. A quelques mètres au-dessus de sa tête se tenait la Reine dont les yeux croisèrent le dard argenté qui transperça les effluves moites de la liesse suante et baveuse, pour se figer dans son ventre qui explosa. L'insecte bascula par-dessus le parapet de chantilly et chuta en plein dans la cohue ensuquée. On s'embrassait maintenant dans des sucs gastriques et de la bile noirâtre, on se becquetait les lèvres dans de la bave putride, on se bécotait dans cette carcasse éventrée d'où grouillaient des émanations nauséabondes. Une mioche se fit une écharpe de l'intestin grêle, un autre jouait avec le foie qu'il pressait de toutes ses petites forces et qui lui giclait au visage dans un gargouillement de morve. On s'épanchait dans cette boue de chair et de tissus qu'on se lançait au visage en rigolant, on se vidait des godets entiers de sang qu'on buvait d'une traite, on piochait de ses doigts boudinés dans les crevasses de la carapace crevée. Pas un seul oeil ne vit la silhouette qui fendit la Grande Place et jucha sur sa tête la couronne de fruit, au lieu de celle de houx.

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Il les fit taire lorsque de nouveau les cloches carillonnèrent. On le regarda, on ne le reconnut pas. Il se tenait fier et droit sur le balcon, au sommet de la plus haute tour, elle-même au sommet de la plus haute falaise, entre les nuages pourpres. Des milliers de regards hagards se posèrent sur sa cape d'hermine et sur son sceptre d'orge, et d'un seul mouvement tout le monde ploya le genou, et le salua. Il leur déclara qu'il était le nouveau Roi, et qu'ils lui devaient obéissance. Emporté par sa diatribe il se proclama souverain absolu puis empereur. Il ordonna de brûler les vestiges de la Reine et un grand bûcher fût dressé autour duquel on dansa une grande partie de la nuit. Au matin les papillons avaient ratissés les ultimes ordures du Carnaval, le pavé de la Grande Place brillait de nouveau, éclairé par les premiers lueurs du levant. Il convoqua le peuple pour un discours extraordinaire et décréta un jour de Carnaval par an, au solstice de chaque année. Après trois jours de festivités un citoyen désigné par le sort serait offert à la foule et l'on se le partagerait jusqu'à ce qu'il ne reste plus que ses os à ronger. Enfin, il conclua sur ses paroles qu'il avait tant de fois rêvées derrière les barreaux de sa geôle: «Je vous offre la civilisation». On l'applaudit à tout rompre.

Canterbury, Novembre 2006




 

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