Docteur Folamour, une approche constructiviste du tabou nucléaire

Réalisé en 1964 par Stanley Kubrick, Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe est révélateur de la prépondérance du tabou nucléaire au sein de la société américaine au début des années 60. Satire de la guerre froide, dénonciation de l’incompétence politique et militaire, caricature d’un régime qui a recyclé au plus haut niveau de son état-major d’anciens scientifiques nazis, le film de Kubrick permet aussi une analyse des représentations culturelles liées à l’arme atomique dans l’Amérique post-Kennedy. Dans cette analyse, il s’agira d’illustrer le concept de tabou en matière nucléaire, c’est-à-dire selon le schéma du bottom-up(depuis la société civile aux organes politiques), et de le circonscrire à une œuvre culturelle afin d’en établir la fonctionnalité. En appliquant l’interdit sur un support que nous croyons être représentatif d’un cadre culturel, nous postulons en faveur d'une démonstration qui ne cantonne pas simplement le nucléaire à une question relevant du gouvernement mais bien de la société dans sa globalité. Nous verrons ainsi que le tabou, contrairement à une approche traditionnelle, n’est pas le monopole d’un groupe restreint (qui l’activerait ou le désactiverait en fonction de ses intérêts), mais bien un ensemble de croyances partagées par des individus et qui, présentement, explique la diffusion massive d’une valeur morale jusqu’au plus haut sommet de l’état, alors que celui-ci tentait justement de s’en prémunir.

Le film met en scène un général américain devenu fou qui décide d’envoyer un escadron nucléaire bombarder l’URSS. Face à cette crise, le président des Etats-Unis convoque une réunion d’urgence afin d’éviter la catastrophe. L’état-major américain, incapable de contacter l’escouade, doit alors faire face à un dilemme : fournir aux Soviétiques les positions des avions ou lancer une attaque de grande ampleur afin de raser l’URSS et d’éviter ainsi les représailles. C’est finalement la première alternative qui est retenue, les avions sont abattus. Sauf un dont le système de communications est détruit et qui continue de se diriger vers sa cible. Convoqué à la salle de guerre, l’ambassadeur soviétique raconte qu’en cas d’attaque nucléaire américaine, un système de défense appelé « la machine infernale » se mettra automatiquement en marche et déclenchera l’holocauste nucléaire, éradiquant ainsi l’espèce humaine. Tandis que le B-52 parvient finalement à larguer la bombe, l’état-major américain se tourne vers le docteur Folamour et sa proposition pour sauver l’humanité.
Au-delà du caractère caricatural et grotesque du film, Docteur Folamour permet d’ébaucher plusieurs analyses quant à la question du nucléaire dans l’opinion publique. Le recours à la satire reflète l’écart entre un état qui vient de subir le contrecoup militaire et politique de la Baie des Cochons et dont la campagne morale de légitimation de l’arme atomique a essuyé un échec, et une société qui associe la bombe à une valeur normative déjà fortement intériorisée, la peur.
La peur, nous dit le Docteur Folamour, est au cœur même du principe du dissuasion, qui est dans le film poussé à son paroxysme : la « machine infernale » soviétique ne peut pas être arrêtée. L’absurdité de la situation illustre la perception de la folie sous-jacente dans la course à l’armement en ce début de guerre froide, l’arme la plus puissante est encore celle qui ne peut pas être contrôlée (anti-thèse du discours officiel qui prêche alors un contrôle plus accru des effets dévastateurs de la bombe ). Derrière ce constat, se cache une représentation mentale et culturelle sur laquelle joue Kubrick : les valeurs morales associées à l’arme atomique, ici synonymes de destruction générale. La connotation normative du nucléaire est présente durant tout le long-métrage et postule pour une imprégnation profonde du tabou dans les productions culturelles et les représentations mentales de la société américaine. Que ce soit dans les discours (ceux du président américain ou du colonel Mandrake, tous deux joués par Peter Sellers) ou dans les pratiques (l’ambassadeur soviétique est invité dans la salle de guerre au plus grand désespoir des généraux), Docteur Folamour montre bien le caractère extraordinaire de la situation qui justifie des mesures exceptionnelles. Cette extra-ordinarité est liée à la définition même du tabou : le transgresser c’est transformer le monde. Derrière ces mesures, se cache un affect durable et quantifiable, la peur, dont la force se mesure à l’exceptionnalité des actions prises par l’état-major américain. D’un point de vue filmographique, cela se traduit par le pacte symbolique entre les Etats-Unis et l’URSS qui tentent d’œuvrer de concert afin d’empêcher la catastrophe.
Pour désespéré qu’il soit, ce pacte souligne deux choses, la première est un partage de croyances communes sur le caractère « particulier » de la bombe de la part des deux super puissances (toutes deux s’entendent pour collaborer). La seconde est l’imprégnation jusqu’au plus haut niveau de l’état de l’interdit. Le choix de l’état-major de pactiser avec les Soviétiques illustre la perméabilité des cadres sociétaux : le tabou se retrouve aussi chez ses détracteurs les plus virulents. Alors que le général Buck Turgidson propose au président une solution rationnelle pour mettre un terme définitif à la situation (l’annihilation pure et simple de l’URSS afin d’éviter les représailles), ce dernier opte au contraire pour une alternative irrationnelle, s’allier avec l’ennemi et abattre ses propres troupes. D’où le paradoxe suivant : les promoteurs de l’arme atomique font tout ce qui est en leur pouvoir pour s’en prémunir. Paradoxe qui reflète la ténacité du tabou, il est finalement parvenu à atteindre ceux qui s’en défendaient et les conduisent à opter pour l’irrationnel tant la peur du cataclysme est profondément ancrée dans les croyances.
Cette idée du cataclysme sur laquelle s’est construit en grande partie la tabou – c’est ce qui lui confère son caractère sacré – est illustré dans le Docteur Folamour par les dernières images avant le générique. On y voit une succession d’explosions atomiques accompagnées par la chanson de Vera Lynn, We’ll meet again, véritable symbole de la Seconde Guerre où la chanteuse animait une émission radiophonique en réconfort aux troupes américaines, ce qui lui vaudra le surnom de « la fiancée des forces armées ». Si l’on peut commenter le caractère particulièrement virulent de cette succession d’images ainsi que l’ironie de la chanson, signalons aussi qu’elles témoignent en faveur d’une certaine circulation et accessibilité de l’information, puisqu’elles sont disponibles à l’utilisation. Les éléments en notre possession ne nous permettent pas d’arguer en faveur d’une analyse plus fine, mais contentons-nous de faire l’hypothèse suivante : plus les années passent, plus le grand public est informé des conséquences de l’explosion atomique. Ces images, si elles ne le prouvent pas, tendent au moins à postuler en faveur de cette conjoncture qui pourrait ainsi expliquer la diffusion aussi rapide que massive du tabou à l’ensemble de la société.
Dès lors, et pour conclure, il convient de rappeler qu'un film comme le Docteur Folamour est révélateur de certaines représentations morales et affectives, comme le caractère extraordinaire de la bombe atomique, les discours normatifs massivement relayés par la société civile et les institutions internationales ayant permis de renforcer davantage encore le tabou en lui conférant une valeur morale extrêmement fédératrice, et la peur générale du recours à l’arme nucléaire, qu’elle soit politique ou individuelle. Autant de facteurs que le film de Stanley Kubrick met en avant sur le mode de la dérision et de la satire mais qui permettent d’illustrer une théorie par un terrain. « Une des farces les plus difficiles à digérer et en même temps l’une des satires les plus intelligentes et incisives jamais portées à l’écran, concernant la folie militaire », titre le New York Times. Farce dont le succès (BAFTA du meilleur film et quatre nominations aux Oscars de 1964) illustre aussi l’adéquation entre les codes véhiculés par le film et leur réception par le public, preuve que le film entre bien en résonance avec le terreau culturel de son époque, qui travaillait autant qu’il était travaillé par la question du nucléaire.